jeudi 27 octobre 2011

Evolution et permanence dans les Confessions de saint Augustin

Évolution et permanence dans les Confessions de Saint Augustin (Livres I à IX).

(Conférence de novembre 2007 devant l'association "Fidélité et ouverture" à Paris.)



   Fais, Seigneur, qu’un homme soit saint et grand
et donne-lui une paix profonde, infinie,
où il ira plus loin qu’on ait jamais été ;
donne-lui une nuit où tout s’épanouisse,
[…]
   Fais qu’il parvienne enfin à maturité,
qu’il soit si vaste que l’univers suffise à peine à le vëtir ;
et permets-lui d’être aussi seul qu’une étoile
pour qu’aucun regard ne vienne le surprendre
à l’heure où son visage change, bouleversé.
   Fais que le temps de son enfance ressuscite dans son cœur
ouvre-lui de nouveau le monde des merveilles
de ses premières années pleines de pressentiments.
   Fais qu’il lui soit permis de veiller jusqu’à l’heure
où il enfantera sa propre mort,
plein d’échos, comme un grand jardin
ou comme un voyageur qui revient de très loin…
Tiens-nous éveillés, une fois au moins ;
révèle ce qui gît au fond de nous.

   « Révèle ce qui gît au fond de nous » : la fin de cette prière de Rainer Maria Rilke semble particulièrement convenir à Saint Augustin dont nous allons nous entretenir aujourd’hui et plus précisément encore à l’un de ses ouvrages qui eut un grand retentissement dans le monde occidental de l’Antiquité à nos jours : les Confessions.

   Avant d’en venir au sujet de l’ « évolution et de la permanence dans les Confessions (I-IX) », rappelons quelques points fondamentaux : Saint Augustin se situe à la charnière d’une évolution considérable dans la civilisation occidentale. Il est lié à un contexte historique et religieux très riche en bouleversements divers, mais participe aussi au formidable épanouissement de la littérature et de la culture chrétiennes du IV°s.

   Notre auteur qui a vécu de 354 à 430 est en effet le contemporain d’événements qui bouleversent l’Empire romain. Il est professeur à Carthage lors du désastre d’Andrinople quand Valens est écrasé par les Wisigoths en 378. Lors de l’usurpation du pouvoir par Maxime en Gaule de 383 à 388, Augustin enseigne à Rome, puis à Milan. Quand l’Empire est partagé entre les deux fils de Théodose (Honorius en Occident et Arcadius en Orient) en 395, Augustin est nommé évêque d’Hippone un an plus tard. Les dernières années qu’il y vivra seront marquées par une succession d’invasions barbares : en 406, les Vandales et les Suèves pénètrent en Gaule, puis en Espagne en 409. En 410, Rome est prise et pillée par les Goths d’Alaric. Quand Augustin meurt en 430, Hippone est assiégées par les Vandales. A peine un demi-siècle plus tard (476) ce sera la fin de l’Empire d’Occident.

   Sur le plan religieux, le christianisme, qui, depuis l’Edit de Milan promulgué en 313 par Constantin, est devenu religion d’état dans tout l’empire, est cependant déchiré par les hérésies dont l’arianisme est l’exemple le plus virulent. (Cette doctrine d’Arius, prêtre d’Alexandrie, s’était répandue depuis les années 320 ; elle refusait la divinité au Christ en subordonnant le Logos au Père et avait pourtant été condamnée en 325 au Concile de Nicée). Quant au Manichéisme, créé par Mani (ou Manès) au III°s.en Perse, doctrine qui opposait le Bien et le Mal, les ténèbres à la lumière, dans un conflit cosmique qui voulait sauver l’homme de la matière, il se répand dans tous les milieux et séduira longtemps Augustin.

   Toutefois, à l’époque d’Augustin, la province romaine d’Afrique est un des fleurons de l’Empire. Particulièrement, c’est dans cette province que se sont fait connaître les premiers grands écrivains latins chrétiens de Tertullien à Lactance en passant par Saint Cyprien, le pasteur de Carthage mort en martyr en 258.

   Pour ces auteurs, l’assimilation de la tradition biblique d’origine sémitique et la lecture des Veteres Latinae n’allaient pas de soi dans un milieu culturel gréco-romain : le fameux songe de Saint Jérôme relaté dans sa Lettre 22 en reste un exemple caractéristique quand il s’entend reprocher au tribunal de Dieu d’être « cicéronien et non chrétien ». Toutefois la fusion va remarquablement s’opérer selon la belle formule d’H.I.Marrou :

   « L’humanisme classique le rendait merveilleusement apte à servir de porte-greffe au rameau d’or de l’ordre de la grâce ; l’homme cultivé selon la norme classique pouvait à son gré devenir orateur ou philosophe, opter pour l’action ou la contemplation : une option supplémentaire lui est désormais offerte par l’annonce de la Bonne Nouvelle ; il peut aussi s’ouvrir à la grâce, à la foi, recevoir le baptême, devenir chrétien ».



   À une époque où le plus éminents spécialistes (comme P.Courcelle, H.I.Marrou, A.Mandouze, S.Lancel, G.Madec et bien d’autres) ont consacré des études considérables à Saint Augustin, où le Centre d’Etudes Augustiniennes à Paris constitue un foyer de recherches toujours plus fécondes, j’ai bien conscience de n’apporter ici qu’une petite pierre à un édifice déjà immense.

   Rappelons tout d’abord que le grand public a été sensibilisé il y a peu aux Confessions lors notamment de la lecture publique qu’en a faite Gérard Depardieu à Notre-Dame de Paris avec la collaboration d’A.Mandouze ; cette lecture concrétisait en quelque sorte une rencontre préalable entre l’acteur et le Pape Jean-Paul II. L’intérêt des Pasteurs de l’Église pour cet auteur ne s’est d’ailleurs jamais démenti depuis le Pape Célestin Ier lors du Concile d’Éphèse en 431 qui voyait en lui « l’un des maîtres les meilleurs que l’Église avait en honneur » jusqu’au Pape Benoît XVI qui le 22 avril 2007 dans une homélie prononcée à Pavie a analysé les étapes du cheminement de la conversion du Saint dans les Confessions.

   En ce qui nous concerne, nous allons situer d’abord rapidement l’homme et son œuvre : la biographie la plus complète réalisée à ce jour est celle de P.Brown (traduite de l’anglais et parue à Paris en 1971). J.Fontaine en a condensé les traits essentiels dans le ch.8 de sa Littérature latine chrétienne (Paris, « Que sais-je ? », 1970). Les auteurs de Littératures latines comme J.Bayet ou plus récemment H.Zehnacker et J.C.Fredouille nous donnent les points de repère suivants : Aurélius Augustinus est né à Thagaste, en Numidie, d’un père païen et d’une mère chrétienne. Après ses études, il fut professeur de rhétorique à Thagaste, puis à Carthage. Il se rallia pendant neuf ans au manichéisme. Exerçant ensuite sa profession en Italie, à Rome, puis à Milan, c’est là qu’il se convertit en 386 sous l’influence de Saint Ambroise. Une fois baptisé, il fut prêtre, puis évêque d’Hippone en 396. Il se consacra alors à l’instruction des fidèles et à la lutte contre les hérésies. Il mourut en 431 dans la ville assiégée par les Vandales. De son œuvre immense, on peut retenir surtout Les Confessions, Le Traité sur la Trinité et La Cité de Dieu.

   Ainsi, né une quarantaine d’années après l’Edit de Milan, Augustin participe à l’épanouissement considérable de la littérature latine chrétienne qui est alors, selon une expression du P.Testard « favorisée par le pouvoir impérial romain dans tout le bassin de la Méditerranée » ( Chrétiens latins des premiers siècles, Paris, 1981). Il est l’un des fleurons de la période que J.Daniélou et H.I.Marrou nomment « l’âge d’or des Pères de l’Eglise » (Nouvelle Histoire de l’Eglise, Paris, 1963, ch. IX). N’oublions pas toutefois que le contexte historique est loin d’être idyllique : notamment les 35 années de l’épiscopat d’Augustin correspondent à ce que J.Fontaine nomme « le calvaire de l’Occident romain ».

   Mais revenons aux Confessions elles-mêmes. On peut distinguer, à la suite de certains chercheurs, Augustin « le narré » et Augustin « le narrateur ». Quand il rédige son ouvrage, de 397 à 401, l’auteur est quadragénaire ; il a été nommé évêque d’Hippone en 396. Et il relate sa vie sensiblement depuis sa naissance en 354 jusqu’en 387, année de la mort de sa mère Monique, essentiellement dans les 9 premiers livres. Les 4 premiers livres retracent son évolution depuis sa tendre enfance jusqu’à l’âge de 28 ans et correspondent à ce que l’on a désigné comme « ses errements moraux et intellectuels » ( d’après le P.Solignac dans l’édition de la Bibliothèque Augustinienne).Les livres 5 à 9 relatent les étapes décisives de son retour à Dieu (conversion et baptême) jusqu’à la mort de sa mère quand il a 33 ans.

   C’est surtout dans ces 9 premiers livres que nous allons examiner l’évolution et la permanence qui se manifestent chez Augustin d’abord sur le plan affectif, puis sur le plan intellectuel, enfin sur le plan moral et religieux.

   L’évolution affective d’Augustin, qui sera le premier volet de notre triptyque, dénote une sensibilité très vive. La gamme de sentiments divers qu’il analyse comporte une dominante : l’amour humain omniprésent, avec toutes ses facettes et tous ses degrés avec ses contreparties plus ou moins douloureuses.

   Dans son enfance qu’il se remémore dans le livre I, Augustin distingue l’infantia de la pueritia (c’est-à-dire son âge tendre de son âge de raison quand il commence à parler). D’après le témoignage de ceux qui l’ont connu alors, Augustin mentionne ses principaux sentiments entre l’apaisement, les rires et les pleurs (I, 6, 7-8). Puis, lors du passage de l’infantia à la pueritia (I, 9sq.), le sentiment qui domine est la crainte lorsqu’on l’envoie chez le litterator (ce qui correspond au maître d’école) ; il évoque encore avec effroi « les misères et les déceptions qu’il y a subies » (I, 9, 14). Et il fait aussi l’apprentissage des premières camaraderies et de leurs dangers (I, 19, 30). En somme, c’est un enfant déjà passionné, turbulent, désireux d’être aimé, de dominer, sans trop de scrupules sur les moyens d’y parvenir.

   Dans son adolescence, qu’il raconte surtout aux livres II et III, il insiste sur les dangers de la camaraderie, surtout lors de l’année d’oisiveté forcée qu’il a connue à Thagaste à l’âge de 16 ans, le temps que ses parents fassent des économies pour l’envoyer à Carthage poursuivre ses études. C’est alors que, par amour du jeu, il en vint à commettre un vol de poires chez un voisin (II, 4, 9). Il analyse le plaisir malsain qu’il en tira surtout du fait qu’il était commis avec des complices. Puis, à Carthage, il est partagé entre le plaisir qu’il éprouve dans la familiarité avec ses camarades et la répulsion que lui inspire leur méchanceté (III, 3, 6).Mais l’adolescence d’Augustin est marquée aussi par l’apparition d’un sentiment nouveau, l’amour charnel, dont il décrit l’effervescence en des métaphores d’une rare beauté (II, 1 et 2, etc.). Ainsi l’enfant passionné d’hier est devenu un adolescent fougueux ; son amour persistant du jeu l’entraîne à des amusements pervers ; son orgueil se satisfait de ses succès chez le rhéteur et sa sensualité naissante l’entraîne à des amours sans frein avec leur cortège de jalousies et de querelles, autant de sentiments bien éloignés de la pure amitié à laquelle il ne cesse d’aspirer : on pourrait dire qu’un conflit se déchaîne alors chez lui entre une certaine forme d’Eros et d’Agapè.
   
   Le livre IV nous montre Augustin parvenu à une sorte de maturité affective. Devenu professeur, il a acquis une certaine stabilité amoureuse ; il reste fidèle à sa concubine dont il a eu un garçon, Adeodat (IV, 2, 2). Mais il semble que l’événement qui marque le plus sa vie affective soit la mort d’un ami, qui avait partagé ses études, ses jeux, ses goûts depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte (IV, 4, 7). Augustin nous décrit en termes pathétiques l’étendue de son chagrin : cette douleur est telle qu’il se décide à partir pour Carthage. Là il trouve un réconfort dans d’autres amitiés. Au livre V, la rencontre avec le manichéen Faustus le déçoit, mais il est sensible à la modestie et à la franchise de son interlocuteur. D’ailleurs c’est avec l’appui des manichéens qu’il peut partir à Rome, puis à Milan pour y exercer son métier dans de meilleures conditions.
    Attiré par la célébrité d’Ambroise, Augustin assiste à ses instructions publiques ; il est alors ravi « de la douceur de ses discours » (V, 13, 23). Le livre suivant nous renseigne sur l’amour fidèle de sa mère Monique qui vient le rejoindre à Milan et écoute avec ferveur les sermons de l’évêque. Les penchants du jeune homme le poussent encore à espérer « les honneurs, les profits, le mariage » (VI, 6, 9). Mais, si la passion de la gloire continue de le tourmenter, il commence à ressentir la vanité de telles ambitions. S’il est encore incapable de renoncer au plaisir charnel, il trouve un soutien dans ses amis fidèles : Alypius et Nébridius. La recherche de la vérité le tourmente de plus en plus (Livre VII), mais ses passions anciennes le délaissent(Livre VIII) ;il nous livre alors une remarquable méditation sur les causes de la joie chez l’homme( VIII,3,7). Puis, dans le récit même de sa conversion, il démontre le trouble affectif qui l’accompagne : son agitation intérieure se traduit par de vives gesticulations (VIII, 8, 20 : il s’arrache les cheveux, se frappe le front et se prend les genoux dans ses doigts entrelacés) ; puis, après une violente tempête intérieure, il pleure et sanglote avant de retrouver une profonde sérénité à la lecture d’un passage de Saint Paul. Dès lors, la joie l’emporte : dans le livre IX, il baigne dans la douceur de l’amour divin : « Mon cœur était libre, écrit-il, des tracas mordants de l’ambition, de l’argent, des fanges où l’on se roule, des passions dont on gratte la lèpre » (IX, 1,1). C’est la joie qui domine quand il renonce à son métier de rhéteur. Mais, ce qui est plus remarquable, c’est la paix et la joie qu’il va ressentir même lors de périodes de deuils successifs, quand ses amis très chers, Verecundus, puis Nébridius décèdent : l’espérance et la foi l’emportent sur le chagrin puisqu’ils se sont convertis avant de mourir(IX,3).

   Augustin goûte la douceur de sa propre conversion, qui s’est faite parallèlement à celle d’Alypius, le « frère de son cœur ». Son amour pour Dieu augmente à la lecture des Psaumes. Même s’il s’indigne contre les manichéens, il est plein de compassion pour leurs erreurs. Vis-à-vis de Dieu, il est partagé entre la crainte et l’espérance en sa miséricorde car le souvenir de ses fautes passées le tourmente (IX, 4, 9). Il souligne toutefois la douceur qu’il ressent après le baptême et il éprouve une intense émotion à entendre à l’église les hymnes et les cantiques (IX, 6, 14).

   Les chapitres 8 à 13 consacrés à la mort de sa mère traduisent son intense piété filiale : même si son chagrin est très fort, la confiance en Dieu l’emporte.

   Ainsi, l’homme Augustin a développé les caractères de l’enfant qu’il était : qu’il s’agisse de camaraderie, d’amour ou d’amitié, Augustin a surtout besoin d’aimer et d’être aimé amare et amari, même s’il perçoit les limites et les imperfections des amours humaines. En fait, c’est seulement à partir de sa conversion qu’il semble avoir trouvé un bonheur plus réconfortant dans la permanence de l’amour divin auquel il ne cessait d’aspirer.



   L’évolution intellectuelle d’Augustin sera le deuxième volet de notre triptyque. Celle-ci est en grande partie liée à son évolution affective. Dans son infantia, il analyse remarquablement l’apprentissage naturel du langage qu’il acquiert pour faire comprendre ses sentiments (I, 8, 13). Puis, lors de sa pueritia, il laisse entendre clairement que si la contrainte et la peur des coups l’obligent à apprendre des matières qui ne le séduisent pas trop comme le calcul et le grec, il préfère nettement la manière dont les jeux avec son entourage l’avaient amené à apprendre le latin « sans peine » (I, 13, 20 sq.). Il se passionne surtout pour les aventures d’Enée, ce qui rappelle la grande place que tenait Virgile dans les leçons du grammaticus qui tantôt demandait à ses élèves d’en apprendre par cœur de longs passages, tantôt leur faisait composer des récits sur des thèmes qui en étaient tirés. Augustin réussit à merveille dans ces exercices et il écrit à ce propos : « J’ai appris tout cela volontiers, j’en faisais mes délices […] et pour cela même on m’appelait un enfant de grande espérance. » (I, 16, 26).

   Dans son adolescence, c’est à Carthage qu’Augustin entreprend ses études de rhétorique. Dans cette capitale de la province d’Afrique, dont G.Ch.Picard nous a donné un aperçu intéressant dans son ouvrage sur La Carthage de Saint Augustin (Paris, 1965), le jeune homme se passionne pour les spectacles, surtout ceux qui suscitent l’émotion tragique (III, 2, 2-3). S’il continue à parfaire sa culture, il a toujours du succès dans ses études (III, 3, 6). Il est alors amené bien sûr à lire les manuels d’éloquence. Mais il découvre aussi « le livre d’un certain Cicéron, dont on admire plus généralement la langue que le coeur. Ce livre contient une exhortation à la philosophie ; il est intitulé l’Hortensius. » (III, 4, 7). Un changement radical se produit alors déjà chez Augustin : entre la rhétorique et la philosophie-que Cicéron avait cependant œuvré à réconcilier- l’étudiant choisit avec enthousiasme la philosophie. C’est alors qu’il cherche à approfondir son christianisme (il n’est toujours pas baptisé), mais la lecture des Ecritures Saintes le rebute, à cause de la forme et du style sous lesquels elles sont présentées (III, 5, 9) et il entre comme auditeur chez les manichéens qui parlaient beaucoup de la Vérité, à laquelle il aspirait si profondément, et eux le faisaient dans un style très séduisant (III, 6, 10).

   Devenu à son tour professeur, (àThagaste en 373, puis à Carthage de 374 à 382), Augustin enseigne la rhétorique. Passionné par les spectacles, il participe lui- même à des concours de poésie dramatique (IV, 2, 3). Il continue à s’instruire sur différents plans : sa curiosité le pousse à lire les écrits des astrologues aussi bien que les Catégories d’Aristote ou les Traités de Varron sur les disciplines libérales. Parallèlement à son instruction qu’il ne cesse d’approfondir, il rédige un premier ouvrage sur Le Beau et le Convenable (IV, 13sq.). A Carthage, il va peu à peu s’éloigner du manichéisme, notamment quand il constate les insuffisances de cette secte sur le plan scientifique.

   A Rome, il se rapproche des Académiciens qui soutiennent « qu’il faut douter de tout et que l’homme n’est capable d’aucune vérité ». Mais c’est à Milan que le chemin de la conversion se précise : en effet, outre le fait que Saint Ambroise- qu’Augustin va écouter assidûment- met son éloquence toute classique au service de la foi chrétienne, il explique l’Ecriture Sainte selon son triple sens, littéral, moral et allégorico-mystique (suivant en cela l’exemple de Philon et d’Origène) : ceci éclaire Augustin sur la signification profonde de l’Ancien Testament et sa cohérence avec le Nouveau. Parallèlement à ces auditions, Augustin continue ses discussions avec Alypius et Nébridius sur le souverain bien et le souverain mal. Il écrit à ce propos : « C’est à Epicure que dans mon esprit j’aurais accordé la palme, si je n’avais cru en la survie de l’âme et aux sanctions de nos actes, croyance à laquelle Epicure s’est refusé » (VI, 16). Toujours en quête de la vérité, il se détache de l’astrologie (livre VII). En revanche, la lecture des livres néo-platoniciens (sans doute Plotin et Porphyre) l’éclairent sur « l’éternité immuable de la vérité, au-dessus de son esprit changeant » comme il le confirme dans La Cité de Dieu (VIII, 12 ; cf. Conf. VII).Il est conforté dans cette découverte par Simplicianus, un chrétien fervent qui voit notamment dans ces livres « une initiation à Dieu et à son Verbe » (VIII, 2). Et surtout ce même ami raconte à Augustin la conversion retentissante du célèbre rhéteur Victorinus à Rome : ce dernier a été amené au baptême surtout grâce à la lecture de l’Ecriture Sainte. Il est vraisemblable que déjà notre auteur s’y était plongé de manière approfondie ; d’ailleurs, c’est bien un exemplaire des Lettres de Saint Paul qu’il relit à Milan quand il y trouve le passage qui va répondre à ses questions et le convaincre de se convertir(VIII, 12, 29).

   Le livre IX ne montre pas un renoncement d’Augustin à ses préoccupations intellectuelles. En revanche, il va abandonner son métier de rhéteur : il n’a pas de mots assez durs pour le qualifier, même si cette profession était alors très en vue. C’est désormais à ses yeux « le ministère de la foire aux bavardages » où des enfants ne rêvent que « sottises mensongères et batailles de forum » et achètent « des armes pour leur fureur » ; il ne veut plus rester dans cette « chaire de mensonges », etc. (ch.2). Et désormais, c’est à Cassiciacum, dans la banlieue milanaise où il s’est retiré quelque temps avec ses amis, qu’il poursuit de fervents dialogues. Par ailleurs, la lecture des Psaumes le comble de joie. Puis, en compagnie de son fils, alors adolescent, et de son ami Alypius, Augustin revient en ville où, écrit-il, « nous reçûmes le baptême et le remords inquiet de notre vie passée s’enfuit loin de nous » (IX, 6, 25). C’est aussi à Milan que le nouveau baptisé découvre avec ravissement les hymnes et les cantiques chantés dans les églises en nous précisant les origines de ces chants en Occident : en effet, pour réconforter les fidèles persécutés par l’empereur arien Valentinien, Ambroise avait composé des hymnes qui entretenaient leur foi (ch.7, 15).
    Augustin consacre ensuite un long développement à sa mère Monique. Avec tous les siens, le nouveau converti avait décidé de retourner en Afrique ; c’est à Ostie où ils devaient s’embarquer que Monique va mourir à 56 ans (Augustin en a 33). Le fils et la mère ont une longue conversation plus connue sous le nom d’ « extase d’Ostie » où l’on perçoit des échos des Ennéades de Plotin (ch.10). Puis notre auteur, quand sa mère s’est éteinte, évoque la vie passée de cette dernière, sa mort, ses obsèques, la tristesse de l’entourage et sa vie dans l’au-delà, en christianisant les chants de deuil et les Consolations bien connus des Anciens qu’un auteur comme Sénèque avait brillamment illustrés ; l’influence d’Ambroise dans ces instants douloureux est aussi manifeste puisque c’est après avoir récité le Deus creator omnium qu’Augustin trouve un certain apaisement. (ch.12).

   Ainsi de son enfance jusqu’à l’âge adulte, et surtout jusqu’à sa conversion, Augustin ne cesse d’employer les ressources de son intelligence, d’abord pour réussir dans ses études, puis exercer son métier de professeur. Mais il ne se contente pas du cadre qui lui est imposé. Au-delà de la rhétorique, cet art de persuader si important pour la formation des professeurs, mais surtout pour tous les Romains soucieux de parcourir le cursus honorum traditionnel, c’est l’amour de la sagesse, de la « philo-sophia » que recherche Augustin. Cette quête, commencée à l’adolescence avec la lecture de l’Hortensius, va se fourvoyer pendant de longues années dans le manichéisme, mais aboutir finalement à la conversion au christianisme dans la fusion de la ratio et de la fides. Augustin évolue dans son cheminement intellectuel grâce à des échanges constants avec son entourage, à des lectures approfondies, à des écrits personnels, mais il ne cesse de rechercher la Vérité permanente en subordonnant sans la dédaigner sa capacité de raisonnement à ce que Pascal appelle l’ordre de la Grâce, au moyen de la prière.



   Abordons le dernier volet de notre triptyque : l’évolution morale et religieuse d’Augustin. En effet, à chaque étape de son évolution affective ou intellectuelle, Augustin tente d’analyser en quoi consiste son péché, son peccatum : pour lui le narrateur, toute faute contre le bien, contre la morale, se confond désormais avec la faute envers Dieu. Que confesse-t-il donc en tant que tel, mais aussi quels sont les progrès qu’il réalise en vue du bien et du bonheur (la beata uita à laquelle il consacrera un traité à la suite de Sénèque) ?

   Dans son infantia, Augustin s’accuse d’avoir péché en montrant de l’impatience et de la colère (I, 7, 11). Puis, lorsqu’il a l’âge de raison, la crainte des punitions à l’école lui fait déjà trouver un refuge dans la prière (I, 9, 14) ; toutefois il pèche « en agissant contre les prescriptions de ses parents et de ses maîtres » (I, 10, 16). Il reçoit cependant les premières influences chrétiennes qui l’incitent à demander le baptême, mais sans succès (I, 11sq.). A l’école du grammaticus, Augustin considère comme une faute le fait de préférer les fictions poétiques aux études plus utiles (I, 13, 22) et il avoue toutes les fautes que lui inspire son désir de supériorité dans tous les domaines : jalousie, mensonges, larcins, tricheries en tout genre (I, 19, 30).

   Dans son adolescence, Augustin s’accuse d’abord de turpitudes, des « charnelles corruptions de son âme » (II, 1, 1) ; il décrit sa jeunesse comme « entraînée à travers les précipices des passions qui s’abîmait dans le gouffre du vice » (II, 2, 2). Et il se garde bien d’écouter les conseils de sa mère inquiète de ses débordements (II, 3, 7). Mais il s’attarde surtout très longuement sur le fameux vol de poires qu’il commit à Thagaste dans sa seizième année. Il condamne d’autant plus cette faute qu’il accomplissait ainsi le mal pour le mal et non pas une faute en vue d’obtenir un bien quelconque (II, 4, 9).

   A Carthage, il continue dans un premier temps à se livrer à ce qu’il nomme ses « honteuses amours » avec les crises de jalousie et de colère qu’elles impliquent. Il s’accuse aussi de trouver une trouble satisfaction aux représentations théâtrales (IV, 2, 2). Parallèlement, ses succès à l’école du rhéteur renforcent son orgueil et sa vanité ; toutefois il ne partage pas la méchanceté des euersores, des étudiants chambardeurs qui prennent un malin plaisir à brimer les nouveaux venus (III, 3, 5). Un changement radical, une sorte de conversion sur le mode mineur se produit chez lui à la lecture de l’Hortensius qui le transforme moralement (III, 4, 7-8). Pendant un temps, sa formation chrétienne lui fait désirer une sagesse plus proche de celle du Christ, mais, rebuté par la lecture de l’Ecriture, il se tourne vers les manichéens dont la doctrine et son expression satisfaisaient mieux ses aspirations d’alors (III, 6, 10sq).
    Pendant 9 années, qui correspondent sensiblement à son enseignement comme rhéteur, il va rester fidèle au manichéisme (III, 11, 20) : dans cette période, il s’accuse d’avoir péché aussi bien dans son enseignement par vanité et par orgueil, que dans son adhésion au manichéisme, par superstition (IV, 1, 1). Il s’accuse même de s’être trop attaché à l’ami dont la mort l’a plongé dans le désespoir (IV, 10, 5) Il a péché alors parce que son âme était fixée en dehors de Dieu (IV, 14, 25). Il accuse les manichéens de faire preuve d’orgueil, surtout leur maître qui se faisait passer pour le Paraclet annoncé par le Christ. Tous leurs écrits lui paraissent désormais comme un tissu de mensonges. Il analyse remarquablement à quel point leur notion de la culpabilité le séduisait : « Jusqu’alors, en effet, écrit-il, il me semblait que ce n’est pas nous qui péchons, mais je ne sais quelle nature étrangère qui pèche en nous ; et il plaisait à mon orgueil d’être en dehors du péché, et, quand je faisais le mal, de ne pas m’en reconnaître coupable » (V, 10, 18). De plus, il répugne encore à croire en l’Incarnation.

   Par ailleurs, il est écoeuré de la malhonnêteté de certains étudiants qui ne règlent même pas leurs honoraires.C’est alors qu’il décide de partir à Milan où, nous l’avons vu, il se prend d’admiration pour l’évêque Ambroise. En écoutant avec ferveur ses sermons où revient le leit-motiv « la lettre tue et l’esprit vivifie », il commence à conforter sa préférence pour la foi catholique. Parallèlement à ses amis Alypius et Nébridius, il poursuit inlassablement sa quête « de la vérité et de la sagesse » (Livre VI). Il progresse peu à peu dans la conception qu’il se fait de Dieu (Livre VII) et comprend mieux la responsabilité de l’homme dans le péché. Il sent qu’il lui manque encore l’humilité qu’il va trouver surtout chez Saint Paul : comme l’Apôtre, il a maintenant la certitude de l’éternelle vie divine bien qu’il ne la discerne, selon la formule de la Ière Epître aux Corinthiens (13, 12), qu’ « en énigme et comme à travers un miroir ». Mais il se sent détaché des passions de naguère (de son appétit d’honneurs et d’argent), même s’il ne renonce pas encore à une vie conjugale (Livre VIII).
    Toutefois, deux récits de conversions célèbres le touchent particulièrement : la première est celle du rhéteur contemporain Victorinus à Rome, la seconde est la conversion encore plus radicale de Saint Antoine : en effet la vie de cet ermite d’Orient avait eu un grand retentissement en Occident grâce à la traduction en latin de la Vie (qui avait été composée en 357 par Athanase). Ces deux conversions racontées respectivement par Simplicianus et par Ponticianus incitent de plus en plus Augustin à se convertir. C’est ce qui se produit dans un bouleversement intense de tout son être et qu’il relate dans la scène célèbre du jardin de Milan, à la fin du livre VIII (12, 28-29). Alypius suit à son tour l’exemple de son ami. Monique pour sa part est dans la joie.

   Après l’acmè que constitue l’aboutissement de l’évolution morale et religieuse relatée au livre VIII, le livre IX, le dernier à présenter un caractère proprement autobiogaphique se place sous le signe de la confiance totale en Dieu, même si, paradoxalement, les deuils s’y accumulent. Le livre commence par une prière d’action de grâces où s’insère de manière tout à fait appropriée une citation du Psaume 115 : « Vous avez brisé mes chaînes » rappelle Augustin. Il définit son propre Fiat en s’adressant à Dieu : désormais son dessein consiste à « ne plus rien vouloir de ce que je voulais, et vouloir ce que vous vouliez ». La conversion l’a bel et bien libéré : Dieu a écarté « les frivoles délices » qu’il redoutait de perdre et a chassé ses diverses passions en lui apportant le salut. Son cœur est maintenant transpercé des flèches de l’amour divin. Même si autour de lui, les deuils s’accumulent : ses amis Verecundus et Nébridius décèdent, mais Augustin reste serein, car tous deux se sont convertis avant leur mort. D’ailleurs, parmi les bienfaits dont il rend grâces à Dieu figure aussi la conversion d’Alypius (ch.3, 7). Très longuement, il médite sur la lecture des Psaumes à laquelle il se livre avec émerveillement, plein de repentir pour ses fautes passées.

   Même le récit de la mort de sa mère Monique (ch.8-13) est dépourvu de toute amertume. Il souligne d’abord qu’elle a été aussi sa mère spirituelle (8, 17). Il énumère tous les dons de Dieu qu’elle a reçus lors de son éducation chrétienne sous la férule d’une vieille servante sage et sévère, lors de son mariage où elle a montré une telle patience qu’elle a pu même convertir son époux, enfin dans les soins maternels constants qu’elle a prodigués, surtout à l’égard d’Augustin. En somme, nous retrouvons ici toutes les qualités célébrées chez les matrones romaines, mais selon la foi chrétienne. L’union spirituelle entre la mère et le fils se traduit magnifiquement dans la scène de « l’extase d’Ostie » : ils parlent tous deux de leur aspiration à dépasser « les délectations des sens charnels » et peu à peu, en méditant de plus en plus profondément, ils atteignent un instant la Sagesse « dans un suprême élan de leur cœur ». Après cette scène sublime, Monique confie à son fils que désormais sa tâche ici-bas lui paraît accomplie (10, 26). Certes, quand elle décède, Augustin est profondément meurtri et sa tristesse se manifeste d’abord par un état de choc, puis par un torrent de larmes (ch.13). Mais il implore Dieu pour que, dans sa miséricorde, il pardonne les péchés qu’a pu commettre sa mère. Qu’elle repose désormais en paix et que tous ceux qui liront ces pages se joignent à ses prières : il évoque pour finir la « Jérusalem céleste vers laquelle soupire tout le peuple de Dieu » après cette vie passagère.



   Ainsi, dans les neuf premiers livres des Confessions, Augustin « le narrateur » exprime dans un étroit symplegma l’évolution d’Augustin « le narré ». C’est à la lumière de sa foi d’adulte qu’il se rappelle devant Dieu et devant ses lecteurs ses errances de jadis. Mais, en fait, peut-on réellement parler d’une évolution de Saint Augustin ? Autrement dit, en paraphrasant un existentialiste célèbre peut-on lui appliquer cette définition de la condition humaine : « C’est en se jetant dans le monde, en y souffrant, que l’homme se définit peu à peu. Et la définition demeure toujours ouverte. On ne peut dire ce que sera cet homme avant sa CONVERSION » ? ou , en paraphrasant le poète , ne peut-on constater que Saint Augustin est « tel qu’en lui-même enfin sa CONVERSION le change » et n’aurait-il pas en fin de compte atteint l’Essence si ardemment désirée ? En fait, l’Existence, avec ses changements, ses inquiétudes, sa misère, et l’Essence qui assure la stabilité, le repos, le bonheur se présentent dans une dialectique constante à l’intérieur des Confessions. Il convient de rappeler ici le double sens du mot en latin : il s’agit autant pour Augustin de faire le récit de sa vie et de ses fautes que de composer un hymne de louange à Dieu. Et, à travers l’un et l’autre, il ne cesse de tendre vers cette plénitude qu’est l’union avec Dieu.

   A la lumière de sa foi d’adulte, Augustin confirme donc que seul l’amour divin permet à toutes les amours humaines de s’épanouir grâce au feu de la charité, seule la force divine permet aux connaissances intellectuelles de rayonner, seul le Souverain Bien qui est Dieu permet de connaître le vrai Bonheur. Oui, l’évolution d’Augustin se présente bien comme une quête du bonheur- et cette quête n’est pas sans rappeler les errances de Psyché avant sa réunion avec l’Amour qu’Apulée, un autre Africain célèbre, avait contée quelque deux siècles plus tôt. Augustin pour sa part évoque ses propres errores à travers la parabole de l’enfant prodigue qui revient comme un leitmotiv dans son récit (I, 18, 28 ; II, 10, 18 ; III, 6, 11 ; IV, 16, 31, etc.). Deux œuvres d’art peuvent nous aider à comprendre cette évolution d’Augustin qui est en quelque sorte « l’aventure du libre-arbitre et de la grâce », qui correspond parfois à celle des hommes de son temps et de sa civilisation, et peut-être plus souvent encore à celle des hommes de tout temps et de toute civilisation : la première est une mosaïque de Ravenne ( qui décore l’abside de Saint Apollinaire ) où l’artiste a montré la main de Dieu toujours présent en effet dans chaque épreuve ; la seconde est le « Retour de l’enfant prodigue » de Rembrandt où le peintre a si bien traduit l’allégresse de la réunion tant souhaitée par le Père et le fils : oui, c’est bien cette confiance et cette allégresse que chante Augustin dès l’ouverture du Ier livre des Confessions :

« Notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi »

Inquietum est cor nostrum donec requiescat in Te.



   En ce qui concerne les derniers livres des Confessions, à savoir les livres X à XIII, nous rappellerons avec J.C.Fredouille qu’Augustin nous y livre ses réflexions « sur la mémoire, sur l’Etre, sur le temps, sur les premiers versets de la Genèse. Ainsi, les Confessions, qui commencent avec la naissance de l’auteur, prennent fin sur la naissance du monde […]. L’histoire de la création anticipe, en un agrandissement aux dimensions de l’infini, l’histoire individuelle qu’elle préfigure. En un sens, la suite des Confessions sera- et ne peut être que-l’histoire de la Cité de Dieu ». C’est précisément au cours du livre X, après une superbe méditation sur « les palais de la mémoire » que son œuvre en effet n’a cessé d’explorer, qu’Augustin insèrera son fameux « hymne » à la Beauté divine dont la permanence couronne et apaise toutes les inquiétudes liées à toutes ses formes d’évolution (ch.27, 38).



Anne-Marie Taisne



N.B. Cette communication est une étude développée et enrichie à partir d’une conférence donnée le 21 juin 1990 au Collège de France devant la Société E.Renan.Les textes des Confessions qui y sont cités sont tirés de l’édition qu’en a donné P.de Labriolle dans la C.U.F.(Paris, 1961).

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