vendredi 24 octobre 2014

La Médée de Sénèque

La  Médée de Sénèque
Anne-Marie TAISNE
Professeur honoraire de l’Université de Tours
                       
Dans la longue tradition qui, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, a fait revivre le mythe de Médée, la tragédie de Sénèque en est un des avatars les plus remarquables. Certes, celle d’Euripide en 431 avant notre ère l’avait déjà illustré brillamment avant que le poète latin sous le règne de Néron n’en donnât sa propre version. D’ailleurs ce sont ces deux auteurs que Corneille cite comme les principaux modèles de sa première tragédie, Médée, en 1635. Nombre d’autres auteurs au XX°s. ont repris ce thème.
            Pourquoi et comment Sénèque au 1er s. de notre ère écrivit-il une Médée ? D’origine espagnole, il était venu très tôt à Rome. Il s’y initia à la rhétorique dont son père fut un éminent professeur, puis à la philosophie. Il s’attacha surtout au stoïcisme comme en témoigne la majorité de ses œuvres en prose. Sa vie est liée de près à la cour. En effet, relégué en Corse par Messaline en 41, il est rappelé par Agrippine en 49 pour être précepteur de Néron. Mais, peu de temps après l’accession au trône de son élève en 54, ce dernier ne tarde pas à multiplier les crimes dont Tacite a tracé un sombre tableau dans ses Annales (XII-XVI). En 62, Sénèque se retire de la cour et il se donne la mort en 65 sur l’ordre de Néron[1].
            Ainsi, Sénèque avait assisté de près aux effets funestes des passions qui sévissaient à la cour impériale à l’instar des légendes grecques les plus effroyables[2]. Or les Romains contemporains et surtout l’empereur lui-même raffolaient d’hellénisme ; plus précisément le goût de Néron pour le théâtre ne fit que s’accroître démesurément. Tous ces facteurs ont sans aucun doute incité Sénèque à écrire des tragédies inspirées surtout par les modèles de la tragédie grecque.
            Les sources concernant Médée étaient multiples et remontaient à Homère. Celles qui nous sont parvenues dans leur intégralité sont les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes au 3es. av.J.C. et surtout les chants III et IV où Médée apparaît et deux œuvres d’Ovide à l’époque d’Auguste : la XII°Héroïde et l’ouverture du chant VII des Métamorphoses, sachant que sa tragédie de Médée a aujourd’hui disparu. Le seul modèle complet qui nous reste est la tragédie d’Euripide.
            C’est grâce à Aristote dans sa Poétique et à Horace dans son Art poétique que nous pouvons retrouver les règles principales observées par Sénèque à la suite d’Euripide.
            En effet, il s’agit de l’imitation en vers d’une action une et entière comme le rappelle plusieurs fois Aristote: les 1027 vers de la Médée de Sénèque[3] se répartissent en un prologue suivi d’une alternance de chants du chœur et d’épisodes correspondant aux 5 actes prescrits par Horace. C’est ce schéma qu’a analysé A.Arcellaschi[4] en distinguant les scènes parlées (diuerbia) des chants du chœur (cantica). Que l’action soit une et entière, cela se vérifie par l’accomplissement de la vengeance de Médée annoncée dès le prologue et réalisée en deux temps : d’abord par le meurtre de Créon et de sa fille, puis par celui de ses deux enfants.
            L’unité de temps est aussi respectée puisque le drame se déroule en une seule journée comme le prescrit encore Aristote : ce jour doit être consacré au mariage de Jason et de la fille de Créon, Créuse. L’annonce en est faite dès le 1er chant du chœur, puis le fait est confirmé par Créon à Médée à la fin de leur entretien, par Médée à sa nourrice dans la scène qui suit, enfin par le chœur dans son dernier chant.
            Sans que les théoriciens le précisent, l’unité de lieu est respectée, puisque c’est à Corinthe que se déroulent tous les événements.
            Comment Sénèque fait-il revivre le mythe de Médée en respectant ces règles ?
            Malgré les limites imposées au genre tragique, nombre d’événements qui ont précédé l’arrivée de Jason et de Médée à Corinthe sont rappelés et constituent comme une grandiose toile de fond à l’action présente.
            La navigation des Argonautes depuis Iolcos en Thessalie jusqu’en Colchide à la recherche de la Toison d’or réclamée par Pélias à Jason, puis leur retour avec Médée sont surtout chantés par le chœur qui clôt le 2e épisode; il condamne l’audace de leur entreprise et souligne quelques-uns des obstacles que leur navire, l’Argo, dut surmonter : le passage des Symplégades, les menaces de Scylla et le chant perfide des Sirènes. Il nomme aussi la déesse Pallas qui aida les héros à construire leur bateau et 2 des Argonautes les plus fameux : Tiphys et Orphée. C’est sur un ton encore plus véhément qu’à la fin du 3e épisode le chœur revient sur le « viol du monde marin » commis par l’Argo en rappelant sa construction, les épreuves endurées sur la mer, en nommant encore les Symplégades comme « les rochers flottants ».Il détaille surtout les châtiments qui frappèrent 12 des Argonautes pour les punir de leur audace sacrilège, sans compter Pélias qui fut l’instigateur d’un tel projet. En revanche, il demande que Jason soit épargné.
            Médée pour sa part évoque dès le prologue le héros Tiphys qui fut aidé par Pallas pour diriger l’Argo. Devant Créon, dans le 2e épisode, elle rappelle fièrement ses origines nobles et sa qualité de princesse de Colchide. Elle s’attribue le retour en Grèce des Argonautes dont elle cite 7 parmi les plus glorieux en finissant par Jason. C’est surtout les actes qu’elle a accomplis dans l’intérêt de ce dernier qu’elle met en avant aussi bien devant Créon que devant Jason dans le 3°épisode : si dans le 1er cas, elle évoque seulement la 1ère des épreuves auxquelles Jason échappa grâce à ses drogues, à savoir les flammes vomies par les terribles taureaux d’Aiétès, dans le 2e elle détaille les 3 épreuves que Jason surmonta grâce à ses pratiques magiques : non seulement les taureaux qu’il put dompter, mais aussi celle des guerriers fils de la terre qui se massacrèrent et pour finir le dragon qui veillait sur la Toison d’or et qu’elle endormit pour que le héros pût s’emparer de ce trésor. Mais, ce qui revient le plus souvent dans la bouche de l’héroïne, c’est le meurtre de son jeune frère Absyrte qu’elle dépeça et dont elle jeta les membres à la mer pour retarder les Colques à la poursuite des Argonautes en fuite : ce fratricide la hante dès le prologue où ses crimes lui reviennent en mémoire, puis devant sa nourrice dans le 2e épisode et, aussi bien devant Créon que devant Jason, elle en impute la responsabilité au seul Jason avant que le spectre du jeune enfant ne vienne lui apparaître dans le 5e et dernier épisode. Quant au meurtre de Pélias à Iolcos, elle le rappelle devant sa nourrice dans le 2e épisode, puis se défend devant Créon d’en être responsable, alors qu’en tant que roi ce crime lui paraît particulièrement impie, et surtout devant Jason pour qui elle a fomenté ce meurtre selon un processus qui rappelle le diasparagmos, le dépeçage d’une victime sacrificielle, qu’elle a déjà pratiqué pour Absyrte. Ce sont encore ces deux premiers meurtres qu’elle rappelle à sa nourrice après l’exécution du 1er stade de sa vengeance dans le 5e épisode.
            Le départ de Médée avec les héros est aussi maintes fois rappelé par l’héroïne : dès le 2e épisode , après avoir entendu le chant d’hyménée, elle accuse Jason de l’avoir arrachée « à son père, à sa patrie , à son royaume » (118-9) ; puis c’est devant Créon qu’elle constate cette fois que c’est la fortune qui « dans son inconstance et sa légèreté l’a précipitée, l’a arrachée du trône, l’a envoyée en exil »( 219-20) en accusant plus loin Jason d’être le responsable de ses crimes ; devant Jason, elle évoque les lieux qu’elle a quittés pour lui « le Phase, la Colchide, le royaume paternel »( 451-2) ; c’est pour lui qu’elle a sacrifié « sa patrie et son père »( 488) ; et, dans l’ultime scène où elle est confrontée à Jason, avant de tuer son 2e enfant, comme hallucinée, elle constate que, par ses nouveaux crimes, elle a retrouvé tout ce que Jason lui avait fait perdre.
            Le mariage avec Jason consommé avant le retour à Iolcos revient aussi comme un leit-motiv au cours de la tragédie : dès le prologue, Médée rappelle les serments que fit Jason, leur mariage auquel ont présidé les Furies; le chœur condamne sans pitié « l’hymen horrible de la fille du Phase » et cette « épouse forcenée »( 102-4) ; puis la nourrice rappelle à Médée qu’elle ne peut plus compter sur la fidélité de son époux; devant l’intransigeance de Créon, l’héroïne demande au roi de lui rendre son compagnon, en énumérant tous les crimes que « son mari enseigne toujours à ses nouvelles épouses »( 278-9) ; puis c’est Jason qui évoque ce que lui aurait coûté la fidélité à Médée.  Cette dernière, pour sa part, le supplie de se souvenir de tous les services rendus « par le ciel et les flots témoins de son hymen » (481). Dans le 5e épisode, Jason implore en vain l’héroïne d’épargner leur 2e enfant au nom de leur hymen.
            C’est sur cette toile de fond que l’action se déroule inexorablement. En effet, dès l’ouverture de la tragédie, Médée en personne annonce les deux étapes de sa vengeance contre Jason qui n’a pas respecté ses serments : la 1ère sera la destruction de la vie qu’il se prépare : sa nouvelle épouse et son père Créon périront ainsi que la famille royale. La 2e étape consistera à faire du héros un exilé destiné à errer détesté et sans foyer. Le chant d’hyménée qui parvient à ses oreilles, célébrant les noces de Jason et de Créuse, la fille de Créon,  ne fait qu’attiser la haine de Médée qui, devant sa nourrice, confirme sa volonté de tuer sa rivale et son père dans un embrasement gigantesque (147-9). L’entrevue entre l’héroïne et le roi de Corinthe ne fait que conforter Médée dans son désir de vengeance, car Créon impute à elle seule tous les crimes précédents, surtout le meurtre de Pélias, en jugeant Jason tout à fait innocent. Sa méfiance mêlée de crainte à l’égard de l’héroïne se manifeste dès qu’il l’aperçoit quand il voit en elle « la coupable fille du Colchidien Aiétès » (179), un fléau qu’il convient d’écarter au plus vite de la ville et qu’il n’a épargné qu’à la demande de Jason. Il lui enjoint de fuir au plus vite en la qualifiant de « monstre affreux et effroyable » (191) ; malgré la plaidoirie de Médée, qui développe longuement les services rendus à la Grèce en lui ramenant les Argonautes à bon port,  il confirme sa condamnation à l’exil[5], en lui accordant toutefois un bref répit pour qu’elle revoie ses enfants. Le chœur qui suit évoque à son tour l’expédition des Argonautes, mais cette fois c’est pour condamner son audace et en souligner les conséquences néfastes : « Et quel fut le prix d’un pareil voyage ? La Toison d’or avec Médée, fléau pire encore que la mer, digne récompense de ce premier navire ! » (360-3). Le 3e épisode permet à la fureur de Médée de se donner libre cours  devant sa nourrice qui tente en vain de la calmer. La rencontre qui suit entre l’héroïne et Jason ne fait que renforcer la colère de Médée contre celui qui l’a trahie, alors que lui-même expose qu’il a agi pour le bien de ses enfants et celui de sa première épouse en obtenant pour elle l’exil plutôt que la mort ; la crainte l’empêche de fuir avec Médée comme elle le lui propose, après lui avoir reproché son ingratitude envers elle ;  ayant décelé chez Jason la force de son amour paternel, elle feint de se laisser persuader de fuir Corinthe, en obtenant toutefois de faire de dernières recommandations à ses enfants. Une fois Jason parti, elle dévoile à nouveau ses vrais sentiments devant sa nourrice et tous les moyens d’exécuter le 1er stade de sa vengeance : par l’intermédiaire de ses enfants, elle va envoyer à sa rivale un manteau et un collier splendides qu’elle aura imprégnés de poisons mortels. Le chœur constate alors avec effroi le degré de haine qui enflamme l’héroïne, puis, comme pour compléter son chant précédent, énumère le sort tragique de tous ceux qui ont violé les lois de l’univers, en insistant particulièrement sur les malheurs qui ont frappé ou frapperont 12 Argonautes fameux en terminant par la mort de Pélias qui fut l’instigateur de l’expédition. Que Jason au moins soit épargné ! Les deux scènes qui ouvrent le 4°épisode sont consacrées aux préparatifs magiques auxquels se livre Médée qui retrouve alors toute sa stature de prêtresse d’Hécate. C’est d’abord la nourrice qui, saisie d’horreur, pressent la catastrophe qui va advenir quand elle constate que, par rapport à ses pratiques précédentes, « pire est le monstrueux dessein que mûrit Médée » (674-5) ; sa maîtresse en effet « déploie tout l’appareil de ses maléfices » (678-9). Médée en personne, dans le plus long monologue de la tragédie (740-843), invoque alors les habitants des Enfers, puis surtout Hécate à laquelle elle adresse une longue incantation en énumérant tous les ingrédients qu’elle lui offre en sacrifice pour qu’ils acquièrent grâce à elle un pouvoir maléfique, en constatant qu’ elle l’a bien entendue et que « tout le charme est accompli »( 843). Elle fait alors appeler ses enfants par sa nourrice pour qu’ils apportent à Créuse ce qu’elle appelle « ces précieux cadeaux » (843-4). Les quelques mots qu’elle adresse à ses enfants alors sont lourds de sens puisqu’ils contiennent en germe l’accomplissement du 1er stade de sa vengeance, mais aussi une menace en ce qui concerne le 2e. Le chœur qui suit ne fait que confirmer la fureur croissante de Médée et le souhait de voir s’éloigner au plus tôt « l’infâme Colchidienne »(871) qu’il redoute de plus en plus au point d’aspirer à voir se terminer au plus vite cette journée pourtant commencée dans la liesse. Le 5e épisode commence par un échange très bref entre le messager et le chœur qui annonce que le 1er stade de la vengeance de Médée est pleinement réalisé. Mais le pire est encore à venir. Alors que sa nourrice réitère à l’héroïne un conseil bien dérisoire, celui de fuir au plus vite, Médée entame un des plus longs discours de la pièce (893-977) pour inciter son esprit à trouver un crime encore plus grand que ceux qui n’ont été qu’un prélude à sa vengeance : en un terrible dédoublement elle suggère l’infanticide qu’elle s’apprête à commettre car « son génie a grandi dans le mal » (910), tout en reconnaissant qu’elle est entraînée par « des impulsions contradictoires » (939), partagée entre sa haine pour Jason et son amour maternel. Mais elle est à nouveau possédée par sa douleur et sa haine et « l’Érinys de jadis s’empare à nouveau de son bras » (952-3). La vision des Furies qui la menacent ainsi que le spectre de son frère qui demande vengeance lui font accomplir le sacrifice qui va apaiser ses mânes : elle tue son 1er enfant. Jason, accouru avec des soldats pour s’emparer d’elle, l’entend proférer du haut du toit de sa maison un chant de victoire  comme si elle avait recouvré tous les biens perdus à cause de lui. La honte de ses actes est rapidement surpassée par la volupté intense qui la saisit et elle tue devant  Jason sa 2e victime avant de s’enfuir dans les airs avec sa nourrice sur le char attelé de serpents, dans un espace où, conclut Jason, « il n’y a point de dieux » (1026-7).
            Sénèque suit donc comme Euripide les préceptes d’Aristote en donnant les rôles principaux à des « personnages au caractère élevé » (spoudaioi), c’est-à-dire des rois ou leurs descendants. Médée est une princesse, fille du roi de Colchide Aiétès ; Créon est roi de Corinthe, père de la princesse Créuse qui doit épouser Jason ; ce dernier est fils d’Éson, qui était roi d’Iolcos avant d’être chassé par son frère Pélias. Les autres personnages sont à leur service : la nourrice reste attachée à Médée, dialogue souvent avec  elle et partage son sort jusqu’au bout ; le messager n’intervient que brièvement ; les autres personnages sont muets : les enfants de Médée sont des instruments de la vengeance de leur mère ; Créon est entouré d’une cour et Jason apparaît entouré de soldats dans la scène ultime.
 Quelques modifications apparaissent par rapport à Euripide[6]. Ainsi le chœur, le porte-parole de la cité, est composé de Corinthiens toujours hostiles à Médée et non plus de femmes éprouvant pour elle de la compassion. Le dramaturge latin a supprimé le roi d’Athènes, Égée qui, chez Euripide, offrait à l’héroïne un lieu pour son exil : ainsi aucune compassion pour Médée n’apparaît dans la ville de Corinthe où tous s’accordent à vouloir son départ. Il a supprimé aussi le gouverneur pour donner toute la responsabilité des enfants à la nourrice. Sénèque introduit aussi quelques modifications dans les scènes : l’héroïne apparaît dès le prologue, elle n’a plus qu’un entretien avec Jason, mais elle trompe le héros en feignant à la fin de se laisser persuader par ses arguments. L’auteur introduit deux scènes très longues consacrées aux préparatifs magiques de Médée et donne le mot de la fin à Jason quand l’héroïne échappe aux lois humaines après avoir assouvi sa vengeance.
            En ce qui concerne les caractères, chez Sénèque comme chez Euripide, ils sont conformes et ressemblants aux personnages de manière constante comme le veut Aristote. C’est Médée qui domine la tragédie par son caractère emporté et violent, ce qui correspond au conseil d’Horace dans son Art poétique (123) « Que Médée soit farouche et indomptable ». De fait, dès le prologue, son désir de vengeance contre sa rivale, son père et leur entourage ainsi que contre Jason apparaît clairement dans ses invocations aux divinités autant que dans les apostrophes à son âme pour que  non seulement « les crimes qu’ont vus le Pont ou le Phase soient vus par l’Isthme » (44-5), mais qu’ils soient encore plus grands du fait de sa « fureur poussée au paroxysme » (49-52). Sa douleur et sa fureur ne font que croître d’abord quand elle entend le chant d’hyménée des futurs époux, puis quand elle constate le caractère inexorable des décisions de Créon, et de celles de Jason à son égard. Si elle feint la soumission à la fin de chacun de ses entretiens avec les deux héros, elle trouve en chacun d’eux la faille qui lui permettra d’assouvir sa vengeance. C’est seulement devant sa nourrice qu’elle se dévoile. Elle s’enivre avec orgueil de son sentiment de puissance qui va lui permettre de réaliser ses plans. Elle se consacre d’abord avec méthode au 1er stade de sa vengeance : l’anéantissement  de sa rivale et de son père. Sénèque consacre deux longues scènes aux préparatifs magiques du poison maléfique qui sera fatal à ceux qu’elle désignait déjà comme les premières victimes de sa vengeance dans le prologue. Lors de l’ultime étape de sa vengeance, le meurtre de ses deux fils, Médée présente comme chez le modèle grec un faible moment d’attendrissement dû à son amour maternel, mais c’est le désir de vengeance qui l’emporte malgré tout, de manière encore plus cruelle que chez Euripide puisqu’elle tue ses enfants un par un et savoure avec sadisme la douleur de Jason qui assiste impuissant au 2e meurtre. Contrairement aux préceptes d’Horace et à Euripide, le double infanticide a lieu en scène et accroît, si l’on peut dire, la cruauté du crime. Dans les deux tragédies, l’héroïne s’enfuit, certes, mais victorieusement, grâce au char merveilleux envoyé par le Soleil.
            Le roi Créon est dans l’ensemble fidèle au personnage d’Euripide : il agit en souverain prudent et juste. Il confirme à Médée sa condamnation à l’exil, la jugeant seule coupable des crimes précédents. Même s’il craint ses maléfices, il ne veut pas agir en tyran et lui accorde le délai qui causera sa perte.
            Loin de l’impudence et de la détermination qui caractérisent le Jason d’Euripide, celui de Sénèque déplore la cruauté du sort qui l’accable : c’est pour préserver sa vie et celle de ses enfants qu’il s’est résolu à épouser Créuse et pour éviter à Médée la peine de mort qu’il lui conseille l’exil, faveur qu’il a obtenue  de Créon. Il avoue aussi la crainte qui l’a saisi devant la menace que représente Acaste, le fils de Pélias lancé à sa poursuite. Son opportunisme lui fait sacrifier sans vergogne celle qui lui avait permis de rentrer victorieux d’une expédition dangereuse qui, sans elle, était vouée à l’échec.
            La nourrice intervient beaucoup plus souvent chez Sénèque que chez Euripide, pour tenter d’abord de la calmer et de lui conseiller d’agir selon la raison humaine. Effrayée de constater les progrès de la fureur chez sa maîtresse, elle assiste avec effroi à ses diverses initiatives, mais n’intervient plus du tout après l’accomplissement du 1er stade de la vengeance de sa maîtresse qui l’emportera avec elle dans sa fuite.
            Le messager intervient beaucoup plus sobrement que chez Euripide pour annoncer assez froidement le malheur qui vient de frapper Créon, sa fille et tout le palais.
            Quant au chœur, contrairement à celui du modèle grec qui, composé de Corinthiennes, montrait de la compassion pour Médée, il ne manifeste que dédain, puis frayeur devant l’héroïne : la liesse qu’il exprime dans son premier chant pour célébrer le jour de noces se change dans les deux suivants en condamnation de l’expédition des Argonautes qui ont violé les lois de la mer et rapporté avec eux Médée qu’il considère comme un fléau. Sa frayeur envers l’héroïne s’accroît avant l’accomplissement de la 1ère étape de la vengeance de Médée et sa dernière apparition ne sert qu’à constater la fin terrible de son roi et de la princesse.
            La pensée qui se fait jour à travers la tragédie de Sénèque concerne d’abord la religion : par rapport à Euripide, qui cite un nombre assez restreint de divinités, Sénèque en nomme beaucoup plus,  il  fait allusion à leurs interventions dans le destin des personnages et évoque aussi le culte qu’il faut leur rendre.
            Dès l’ouverture de la tragédie, Médée s’adresse à de multiples divinités concernant son passé et sa personnalité : les dieux du mariage et Junon (en rapport avec son union avec Jason), Athéna (en rapport avec les Argonautes), le Soleil qui est son ancêtre, Hécate, dont elle est la prêtresse, mais surtout les divinités infernales  dont les Furies qui présidèrent à son mariage. Puis, à 2 reprises devant sa nourrice, elle affirme que son courage est plus fort que la fortune et, devant Créon, elle explique que la fortune est à l’origine de ses maux ainsi que des vicissitudes qui agitent les empires, et proclame ne pas se repentir d’avoir ramené les Argonautes en Grèce, « quelle que soit la fortune qui accablera sa cause » (242-3). Ensuite, devant sa nourrice, elle proclame sa décision de s’attaquer jusqu’aux dieux (424). Devant Jason, elle affirme fièrement qu’elle a toujours dominé la fortune (520), mais devant sa nourrice elle évoque « les vicissitudes de sa destinée » (569) et décide à la fin du 3e épisode d’invoquer Hécate. Et, de fait, dès l’ouverture du 4e épisode, deux longues scènes vont être consacrées aux préparatifs et au sacrifice en l’honneur d’Hécate qui va exaucer les demandes de sa prêtresse. Nous sommes ici dans le domaine de la magie dans laquelle Médée est particulièrement experte[7]. Et, de fait, la demande de l’héroïne est satisfaite puisque le messager vient de suite signaler la pleine réussite du  plan de Médée. Dans le 5e épisode, la vision des Furies qui la menacent et le spectre de son frère assassiné lui font accomplir le meurtre de son 1er enfant qu’elle présente comme « la victime par laquelle elle va apaiser ses mânes » (970-1). Devant Jason, elle invoque les « divinités enfin propices » (985) et  demande au héros de préparer le bûcher et le tertre funéraire pour ses enfants puisqu’elle a déjà rendu, affirme-t-elle avec une ironie terrible, les devoirs de la sépulture à Créuse et à son père. Et, malgré les supplications de Jason, elle immole devant lui son 2e enfant avant de s’enfuir sur son char.
            Créon pour sa part, après avoir accordé à Médée le délai demandé, conclut leur entretien par l’allusion aux « cérémonies sacrées du mariage qui l’appellent » et à ce jour « qui réclame ses prières » (299-300).
            Jason de son côté se présente comme une victime des destins et des dieux dès son entrée en scène. Il invoque et atteste la sainte Justice (439-40) qu’il a agi pour le bien de ses enfants. Avant le dernier crime de Médée, il prie celle-ci au nom de toutes les divinités d’épargner son dernier enfant. Il conclut la tragédie en affirmant que là où l’héroïne s’envole il n’y a pas de dieu.
            Le chœur pour sa part invoque dans un premier temps toutes les divinités protectrices du mariage pour célébrer les noces de Jason et de Créuse. Mais, devant l’évolution des événements, après l’entretien de Médée avec Jason, il implore le pardon des dieux pour ceux qui ont violé les lois de l’univers,  surtout les Argonautes qui ont en grand nombre expié leur faute : qu’au moins « ils épargnent celui qui n’a fait qu’obéir » (669).
            La pensée du dramaturge-philosophe est bien entendu empreinte de stoïcisme. Cela se manifeste dans les allusions à la Fortune d’une part et, d’autre part, dans la manière dont les héros se comportent vis-à-vis des vertus fondamentales du sage : courage, prudence, justice et tempérance, qui s’opposent aux passions contraires.
            Certes la Fortune était comme la Tyché grecque un ressort fondamental de la tragédie antique .Chez Sénèque, c’est surtout devant Créon que Médée développe le thème bien connu de l’inconstance de la Fortune sans omettre l’infortune dont elle est victime; devant sa nourrice, elle évoque encore « les vicissitudes de sa destinée » (569) et elle s’adresse à ses enfants comme « une mère infortunée » (845). En revanche, contrairement à Jason qui apostrophe passivement le destin cruel, Médée, d’abord devant sa nourrice, puis devant Jason, emploie des maximes qui illustrent la victoire de son courage devant la Fortune.
            Qu’en est-il des vertus et des passions incarnées par les personnages ?
            À part Jason qui avoue à Médée sa crainte des rois, tous les personnages redoutent l’héroïne, qu’il s’agisse de la nourrice témoin de sa fureur et de ceux pour qui elle est un objet de répulsion aussi bien le chœur que Créon. En conséquence, tous, quelles que soient leurs raisons, souhaitent son exil. En premier lieu le chœur qui conclut par ce souhait son chant d’hyménée, sa nourrice elle-même qui y voit son seul salut, Créon qui le confirme par son ordre, Jason qui croit agir par bienveillance, le chœur à nouveau avant la réalisation de la 1ère étape de la vengeance de Médée.
            Qu’en est-il du courage prôné par la philosophie ? Dans le 1er dialogue avec sa nourrice, Médée réplique à celle-ci par une maxime tout à fait conforme au stoïcisme : « La Fortune peut m’enlever mes ressources, mais non pas mon courage» (176). En fait cette vertu est subvertie en audace par l’héroïne. Créon le pressent dès sa première entrevue avec Médée, elle-même se propose d’attaquer jusqu’aux dieux devant sa nourrice, désireuse de tout bouleverser « en voyant anéantir et ruiner avec elle tout l’univers » (427) et elle s’incite à l’audace après son entretien avec Jason. Celle-ci prendra les formes d’actes perpétrés de manière de plus en plus féroce, d’abord insidieusement vis-à-vis de sa rivale et de son père, puis aux yeux de tous avec une brutalité monstrueuse vis-à-vis de Jason.
            La prudence qui inspire Créon autant que la crainte quand il veut écarter Médée source de danger pour lui et pour ses concitoyens et qui a inspiré aussi Jason quand il a décidé d’épouser la fille du roi de Corinthe pour épargner ses enfants et éviter la vengeance d’Acaste, est illustrée également par les chants du chœur qui regrette « les temps d’innocence bien éloignés de la fraude » (329-30) opposés à ceux qu’a inaugurés l’audace des Argonautes. C’est à la prudence qu’incite la nourrice quand elle constate la détermination de sa maîtresse à se venger. Cette vertu est complètement subvertie par Médée : c’est en effet par la ruse qu’elle obtient de Créon un délai avant son départ pour l’exil, par la ruse qu’elle convainc Jason d’être apaisée par ses arguments ; ce délai qu’elle prétend consacrer à faire ses adieux à ses enfants va lui permettre de faire de ces derniers des instruments de sa double vengeance. Elle prend ainsi le contre-pied de la sagesse puisqu’elle ne cesse de tendre vers le summum malum (« le mal suprême ») par les moyens les plus criminels.
            La justice varie selon les personnages. Pour Médée, qui voit dans Jason un parjure et un ingrat et dans Créon un roi orgueilleux et partial, la justice se confond avec la vengeance. Dès le prologue, c’est aux Furies qu’elle finit par demander leur aide comme à des « déesses qui vengent les crimes » (13), de même que c’est elles qui lui apparaîtront à la fin de la tragédie avant le meurtre de ses enfants. Et, de fait, toute la stratégie de Médée repose sur sa décision irrévocable de se venger de l’injustice qui lui est faite.
            L’entrevue avec Créon se présente comme une scène au tribunal : le roi, qui ne veut pas agir en tyran (252sq.), laisse Médée plaider sa cause. Mais il refuse de faire porter la responsabilité des crimes passés à Jason comme le voudrait Médée (406-450) ; il confirme la condamnation de l’héroïne à l’exil, même s’il lui accorde un délai pour dire adieu à ses enfants.
            Vis-à-vis de Jason, Médée a un ton beaucoup plus agressif : le héros a pourtant invoqué « la sainte Justice » (439-40) en rappelant que c’est l’amour pour ses enfants qui a déterminé son choix. Mais l’héroïne lui reproche avec véhémence son ingratitude tandis que lui-même refuse d’être responsable des forfaits qu’elle a commis pour lui ; il lui présente comme un bienfait l’exil qu’il a obtenu pour elle plutôt que la mort et se laisse berner quand elle feint d’être convaincue par ses appels au calme. Elle réitère néanmoins sa demande d’embrasser ses enfants une dernière fois. C’est seulement dans la scène ultime de la tragédie que Jason, devant la sinistre réalité, se proclame criminel pour tenter vainement de sauver son 2e enfant (1004-5).
            Quant à la tempérance, elle est surtout illustrée par les conseils réitérés de la nourrice à Médée quand elle constate l’exaltation croissante de sa maîtresse, par celui de Jason car, dit-il, « le calme adoucit l’infortune » (558-9). Le chœur aussi traduit une sagesse voisine quand il fait l’éloge du temps passé où chacun se contentait d’une vie sobre et paisible.
            Mais la passion opposée à cette vertu domine Médée d’un bout à l’autre de la tragédie. Sa colère qui prend la forme d’une fureur attisée par sa douleur n’est même pas vaincue par l’amour maternel lequel lutte un temps avec cette passion avant son dernier crime. Dès l’ouverture de la tragédie, l’héroïne évoque sa fureur; ce sentiment s’accroît après le chant d’hyménée qui vient lui confirmer son infortune: le dialogue avec sa nourrice décrit la montée de la haine et de la douleur chez l’héroïne et sa détermination de passer à l’attaque contre ses ennemis. Un degré de plus dans l’exaltation criminelle est franchi suite à l’échec que constitue chacune des entrevues avec Créon, puis avec Jason. Son emportement contre Créon qui va aboutir au 1er stade de sa vengeance est bien exprimé dans sa déclaration selon laquelle « jamais sa fureur de vengeance ne s’arrêtera ; elle s’accroîtra toujours » (406-7). Après sa première réussite, Médée s’exhorte elle-même devant sa nourrice à aller plus loin dans le crime : dans une longue tirade (893-977) qui fait pendant avec celle qu’elle a prononcée avant sa première vengeance dans son invocation à tous les habitants des Enfers et à  Hécate (740-844), elle donne libre cours à sa fureur que ne désarme pas son amour maternel puisqu’elle tue son premier enfant, puis le deuxième dans son entretien suprême avec Jason.
            La pensée de Sénèque est nourrie par ailleurs de mythes beaucoup plus nombreux que dans son modèle grec : Euripide faisait une allusion seulement au mythe d’Ino. Le dramaturge latin multiplie les évocations de destins tragiques de ceux qui ont été châtiés pour leur hybris, leur défi à l’égard des dieux : de Phaéton aux suppliciés des Enfers, etc.
            Sénèque élargit aussi considérablement l’évocation de la Nature ; l’auteur des Questions naturelles évoque tous les éléments du cosmos, partagé entre l’émerveillement pour les découvertes illimitées qu’en font les hommes et la crainte qu’elles ne traduisent une forme d’hybris dangereuse, Médée étant le symbole des maléfices destructeurs qu’une telle puissance peut engendrer.
            L’expression de  cette pensée est empreinte de la rhétorique à laquelle l’auteur avait été particulièrement initié. Dans les scènes parlées, les longues tirades alternent avec les stichomythies,  répliques très brèves entre les 2 interlocuteurs ; de nombreuses maximes alimentent cette rhétorique où la grandiloquence alterne avec l’âpreté des propos.
            Les scènes chantées par le chœur (cantica) relèvent de genres traditionnels du lyrisme : la 1ère s’apparente à un épithalame, les 2 suivantes à l’épode, destinée à écarter le mauvais sort.
            Partout s’accumulent les énumérations, les périphrases et les images, sans compter les hyperboles ce qui apparente le style de Sénèque à celui que Quintilien attribuera à Ulysse, caractérisé par « l’abondance verbale et l’impétuosité »[8].
            Qu’en est-il du débat concernant la mise en scène ou non de la tragédie ? Alors qu’on a cru longtemps qu’elle était faite pour la recitatio, c’est-à-dire pour être lue plutôt que jouée au théâtre,  A.Arcellaschi a démontré que nombre d’indices, notamment ceux fournis par la conclusion de l’œuvre, prouvent que celle-ci était destinée à être mise en scène[9].
            En conclusion, la Médée de Sénèque, à l’instar de la tragédie grecque, peut purifier l’âme des sentiments de terreur et de pitié en opérant ainsi un phénomène de catharsis comme l’indiquait Aristote. Médée, qui se présente comme une victime réclamant la pitié, se transforme en bourreau qui fait grandir la terreur jusqu’à son paroxysme.
            Par ailleurs, le dramaturge latin a su, suivant les préceptes d’Horace, créer une œuvre originale par rapport aux sources et aux modèles grecs et latins. Il a rejoint ainsi les auteurs qui, au fil des siècles, ont montré à quelles extrémités néfastes la nature humaine peut parvenir et comment un personnage comme Médée est capable de susciter la fascination par sa « grandeur d’âme dans le mal et dans la haine »[10]. On ne retient de son côté nocturne comme magicienne d’Hécate et de son côté solaire comme descendante du Soleil que son aspiration à atteindre le summum malum, le mal absolu.
        L’une des leçons que nos contemporains peuvent tirer de cette tragédie de Sénèque concerne les excès auxquels peuvent aboutir la passion constante des hommes d’avancer sans cesse dans la découverte de l’univers et les recherches que des savants poursuivent assidûment dans leurs laboratoires plus ou moins secrets ; que dire de la conception de la justice qui ne conçoit que le recours à la vengeance qui s’assouvit uniquement dans la violence criminelle mise en scène à l’échelle de la planète ? Les Argonautes autant que Médée restent des présages terrifiants des effets destructeurs que ces deux tendances peuvent provoquer.


              

                             
                                       Pompéi;Maison des Dioscures. Epoque néronienne.
                                                                                                                                                                    


[1] Voir pour la biographie et l’œuvre détaillées de Sénèque la Littérature latine de H.ZEHNACKER et J.C.FREDOUILLE, Paris, 1993.
[2] Voir sur ce thème Présence de Sénèque, Caesarodunum XXIV bis, Paris, 1991, p.269.
[3] Se reporter au texte établi et traduit par L. HERRMANN, in Sénèque, Théâtre, tome 1, 4°tir., Paris, C.U.F. 1968.
[4]  Médée dans le théâtre latin, École française de Rome, 1990, p.356.
[5]  Sur le thème de l’exil et de la fuite de Médée qui revient régulièrement dans la tragédie, voir M. BONJOUR, Terre natale, Paris, 1974, p.294-5.
[6] Cf.P.MISCEVIC, Médée, Paris, 1997.
[7] Voir sur ce thème A.M.TUPET, La magie dans la poésie latine, Paris, 1976, où l’auteur se réfère souvent à la tragédie de Sénèque (cf. Index, p.433).
[8] Institution oratoire, XII, 10, 64.
[9] Op.cit., p.357sq.
[10] A.MICHEL, La Parole et la Beauté, Paris, 1989, p.109.