vendredi 5 juillet 2013

Conversion de Paulin

La conversion de Paulin de Nole dans sa correspondance avec Ausone, Jérôme, Augustin et Sulpice Sévère (393-408).



   Au cours des dernières décennies, l’intérêt du public et des chercheurs pour le genre épistolaire s’est considérablement développé. Longtemps considéré comme un genre mineur, ce dernier avait pourtant suscité dès l’antiquité quelques monographies dont celle du Grec Démétrios (II°-I°s. av.J.C.) dans son Traité Du Style (§223-235) et celle du Latin Gaius Iulius Victor dans son Ars rhetorica qui remonte sans doute au IV°s.
   Parallèlement l’intérêt pour un épistolier chrétien latin, longtemps resté dans l’ombre, s’est accru au point de susciter à notre époque de nombreux travaux. En France notamment, l’atelier dirigé à Lille par J.Desmulliez contribue tout particulièrement à faire connaître et apprécier cet auteur dont subsistent notamment une cinquantaine d’épîtres en prose et une dizaine en vers : il s’agit de Paulin de Nole.
   Pour notre part nous avons sélectionné une anthologie de la correspondance qu’il entretint avec quatre grands représentants du christianisme au cours d’une quinzaine d’années, entre 393 , date de sa première réponse chrétienne à son maître Ausone (Poème 10) et l’année 408, date de l’une de ses dernières lettres à Augustin (Ep.45), désormais son « confrère ».
   A travers cette anthologie, nous découvrons d’abord une période charnière dans la vie de Paulin : celle où il rompt avec son vieux maître Ausone resté en Aquitaine pour rechercher d’autres maîtres spirituels comme Jérôme, établi à Bethléem, et Augustin, établi à Hippone. Parallèlement, il se réjouit de la conversion à l’ascétisme de son ami de jeunesse, Sulpice Sévère, ardent disciple de saint Martin de Tours, et établi en Périgord dans son domaine de Primuliacum et qui restera, même éloigné, le fidèle compagnon d’armes de Paulin.
  Il est remarquable que, mis à part Ausone qui n’a jamais compris la conversion radicale de Paulin, Jérôme, Augustin et Martin (d’après le récit de Sulpice Sévère) ont tous trois donné Paulin comme un exemple à suivre pour mener une vie chrétienne authentique et exigeante.
   Paulin correspond avec ces quatre amis dans un Empire romain christianisé : en effet l’édit de Milan de 313 promulgué par Constantin et Licinius permettait aux chrétiens de pratiquer leur religion « librement et complètement sans être inquiétés ni molestés »et l’édit de Constantinople de 392 promulgué par Théodose interdisait cette fois toute forme de culte païen. C’est aussi au cours de ce siècle que le monachisme se répand, d’abord en Orient sous l’influence d’Antoine, puis en Occident, surtout sous l’influence de Martin. Ceci correspond à un modus uiuendi ascétique et exigeant- qui est une sorte de martyrium sine cruore (« témoignage sans effusion de sang »)- pour reprendre une expression de Sévère à propos de Martin , puisque la période des persécutions est désormais achevée. Que la religion chrétienne puisse se pratiquer au grand jour, cela permet l’épanouissement d’une littérature qui traduit la formidable progression de la foi nouvelle. Plus particulièrement, les auteurs chrétiens, à commencer par les Pères de l’Église, utilisent la lettre comme moyen d’expression et de propagation de leur foi tant chez les Grecs (surtout avec Basile, Grégoire de Nazianze et Jean Chrysostome) que chez les Latins (surtout avec Jérôme et Augustin). Ce phénomène a créé un énorme réseau de relations et de diffusion de la foi chrétienne à travers tout l’Empire, réseau que M.A.Calvet-Sébasti a pu qualifier à juste titre d’ « océan épistolaire » (Epistulae Antiquae II, Louvain-Paris, 2002, p.299).
   Pour revenir à Paulin et à ses quatre illustres correspondants, nous constaterons d’abord les liens qui les unissent, puis la manière dont la conversion radicale de Paulin va l’éloigner d’Ausone et le rapprocher de ses trois autres correspondants par l’abandon quasi-total des références classiques au profit de l’Écriture sainte.
   C’est donc dans un Empire romain christianisé que vit Paulin de Nole (353-431) . Né à Bordeaux dans une grande famille de l’aristocratie, il reçoit une solide formation classique à l’Université où il a notamment comme professeur le célèbre Ausone. Encore très jeune, il accède aux plus hautes fonctions, après avoir suivi à Rome le cursus honorum traditionnel : c’est ainsi qu’il devient gouverneur de Campanie en 379. Voyageant ensuite en Espagne, il y épouse une dame de la haute société, Thérasia, dont il a un fils mort prématurément. Jusqu’en 387, revenu au pays, il mène la vie d’un riche propriétaire, mais fait aussi plusieurs voyages, qui lui permettent notamment de rencontrer Martin à Vienne et Ambroise à Milan. Rentré à Bordeaux, il y est catéchisé par le prêtre Amandus, puis baptisé par l’évêque Delphinus en 389. En 394, il est ordonné prêtre à Barcelone, puis gagne l’Italie. En passant par Rome, il rejoint la Campanie et s’établit définitivement à Nole, près du tombeau de saint Félix. C’est de là qu’il rédigera la majorité de sa correspondance. Il y entreprend aussi des travaux de construction et de restauration à partir de 400. Dix ans plus tard, c’est l’invasion de Rome par le Wisigoth Alaric qui occupe aussi la Campanie. Paulin est alors fait prisonnier. Il meurt en 431.
   Examinons maintenant les liens entre Paulin et ses quatre correspondants.
   En ce qui concerne Ausone, ce dernier est certes beaucoup plus âgé que Paulin puisqu’une quarantaine d’années les sépare (Ausone est né dans les années 310 et meurt avant 400). Mais de nombreux points communs les rapprochent : l’origine, la formation, la carrière, la condition sociale et, pendant longtemps, le genre de vie. En effet Paulin et Ausone sont des compatriotes, leur petite patrie est Bordeaux qui compte alors une des plus brillantes universités d’Aquitaine. De plus, leurs familles sont liées de longue date et possèdent chacune de riches domaines. Ils parviennent tous deux à de très hautes fonctions dans l’Etat : Ausone est consul en 379 dans le même temps que Paulin obtient un poste de gouverneur en Campanie. Puis, quand Ausone revient en Aquitaine en 383, il retrouve son ami Paulin qui, marié depuis 381 à la noble Thérasia, mène comme lui la vie d’un riche propriétaire terrien, joignant à l’administration de ses biens les occupations littéraires. Les principaux liens qui les unissent se retrouvent dans l’Épître 19 d’Ausone qui se présente à Paulin comme « son ami, son voisin, son protecteur », « celui qui lui a valu les honneurs et a nourri son esprit », « son maître et son père plein d’affection » (v.23-27). Si, durant cette période, Paulin est attiré par la foi chrétienne au point de se faire baptiser en 389, rien dans cette évolution ne peut choquer Ausone dont plusieurs des œuvres(Les Vers pour Pâques, la Prière en vers, l’Ephemeris) reflètent la foi chrétienne la plus orthodoxe, conforme aux Conciles de Nicée de 325 et de Constantinople en 381 . Ausone connaît l’Écriture sainte de manière assez approfondie depuis la Genèse jusqu’aux Épîtres pauliniennes. De plus son Action de grâces à l’empereur Gratien célébrait largement les vertus chrétiennes de l’empereur tout comme le Panégyrique de Théodose rédigé par Paulin (mais aujourd’hui perdu) devait le faire.
   Malgré toutes ces concordances entre Ausone et Paulin, une faille irréversible va se produire entre les deux amis. En effet, Paulin et Thérasia, juste après le baptême du premier à Bordeaux en 389, partent pour l’Espagne, peut-être en relation avec les épreuves familiales et judiciaires qu’ils ont subies. Ils franchissent alors les degrés d’une vie chrétienne de plus en plus exigeante. Non seulement les époux mettent en vente leurs biens pour se dépouiller matériellement, mais Paulin décide aussi intellectuellement de ne plus se consacrer qu’à l’étude de l’Ecriture sainte. Et surtout, il garde longtemps le silence vis-à-vis d’Ausone, sans répondre à ses lettres, restant séparé de lui par la distance et surtout par l’attirance d’une vie vouée à l’ascèse. Cette attitude scandalise et blesse profondément Ausone. Puis, quand Paulin lui envoie enfin une réponse en 393 depuis Saragosse, c’est pour faire en quelque sorte la leçon à son vieux maître : que désormais il demande son inspiration au Christ qui est la source du vrai bonheur ; Paulin d’ailleurs ne néglige pas les devoirs qu’il a envers Ausone ; c’est ce dernier en effet qui a préparé la conversion de Paulin par ses leçons ; la vie ascétique qu’a choisie Paulin vient non pas d’une perversion, mais d’une conversion aux vraies valeurs ; celle-ci doit réjouir Ausone, sinon Paulin sera heureux de l’approbation du Christ. (Poème 10). La réponse d’Ausone depuis Bordeaux en 394 souligne toujours son incompréhension et sa tristesse ; il espère encore voir revenir Paulin chez lui (Ep.24). Sensible à la détresse d’Ausone, Paulin alors lui répond en l’assurant de son amitié indéfectible dans ce monde et dans l’autre (Poème 11).
   C’est dans une période charnière de sa conversion, dans le même temps où il vient en quelque sorte de faire ses adieux à celui qui fut longtemps son maître et son ami dans le monde, que Paulin, cherche des contacts épistolaires avec des représentants confirmés de la foi chrétienne pour en faire ses pères spirituels.
   L’un d’entre eux est Jérôme, dont le parcours, et surtout le choix définitif de mener une vie monastique à Bethléem dès 385, constituent des motifs qui incitent Paulin à lui demander des conseils d’abord depuis l’Espagne, ensuite depuis Nole où il a choisi finalement d’exercer son sanctum propositum. Jérôme est l’aîné de Paulin de 6 ou 7 ans (il a vécu de 347 à 419). Son origine est différente puisqu’il est né à Stridon, près d’Aquilée en Italie du Nord, dans une famille chrétienne certes, mais qui ne semble pas appartenir à la riche aristocratie. En revanche, il reçoit à Rome une bonne formation classique. Puis il se fait baptiser (sans doute en 366). Sa vocation ascétique se manifeste très tôt : car, dès 370, il se mêle à des communautés d’ascètes et de moines à Trèves, puis à Aquilée. En 375, il fait même une première expérience de la vie érémitique pour mieux s’adonner à l’étude de l’Écriture sainte. Ordonné prêtre en 379 (15 ans avant Paulin), il n’est pas intéressé par la carrière de prélat. Il part quelque temps à Constantinople où il se met à l’écoute de Grégoire de Nazianze et découvre l’œuvre d’Origène (185- 254) : c’est ce dernier qui avait enseigné la lecture typologique de la Bible. Or on sait que Paulin fut aussi initié à une telle lecture par Ambroise à Milan. Si Paulin se passionne, on l’a vu, pour l’Écriture sainte après sa conversion, que dire des nombreuses traductions et commentaires qu’en avait fait Jérôme depuis 375 ! Plus précisément, de 382 à 385, il est chargé par le pape Damase de réviser les traductions latines du Nouveau Testament, inaugurant ce qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de Vulgate. De nombreux autres points communs rapprochent Jérôme de Paulin. A l’égard des femmes tout d’abord : devenu à Rome notamment l’apôtre de grandes dames, il leur conseille la voie de la continence ou de la virginité. D’ailleurs il entraînera Paula et sa fille Eustochium en Orient pour fonder des monastères à Bethléem et vivre en ascètes. Or Paulin et Thérasia choisissent aussi la voie de la continence conjugale et d’obéir aux règles de la vie monastique à Nole. De plus, Paulin manifeste la plus grande admiration pour Mélanie l’ancienne qui, à la mort de son mari, a choisi d’aller vivre à Jérusalem et de suivre la voie de l’ascétisme. Signalons encore d’illustres contemporains qui furent des correspondants à la fois de Jérôme et de Paulin : le sénateur Pammachius, saint Augustin et Rufin d’Aquilée .
   Si l’œuvre entière de Jérôme est beaucoup plus abondante que celle de Paulin (encore qu’il n’ait jamais pratiqué la poésie chrétienne, contrairement à Paulin), ses lettres notamment sont plus nombreuses (on en compte plus de cent), néanmoins ce qui les rapproche dans le genre épistolaire, c’est une connaissance parfaite des règles et des références constantes à l’Ecriture sainte. Ceci est particulièrement évident dans deux réponses que Jérôme adresse à Paulin en 395 et 396 : c’est le moment crucial où ce dernier va se consacrer complètement à la vie ascétique. Dans les lettres 58 et 53, Jérôme l’encourage vivement dans cette voie et lui propose avec enthousiasme un programme pour étudier à fond la Bible. Il y énumère notamment les livres des deux Testaments en en donnant le contenu essentiel. Il souligne aussi l’importance d’avoir un bon guide pour approfondir leur lecture et savoir distinguer le sens littéral du sens moral ou spirituel.
   Plus étonnantes encore sont les affinités entre Paulin et Augustin qui sont pratiquement de purs contemporains (Paulin : 353-431 ; Augustin : 354-430). Certes leur patrie, leur origine sociale, les débuts de leur carrière dans le monde sont très différents : l’Afrique où naît Augustin est bien un fleuron de l’Empire, mais ce n’est qu’à 17 ans que le fils de Patricius et de Monique, modestes citoyens de Thagaste, peut rejoindre Carthage pour y parfaire sa formation classique. Sensiblement dans les mêmes années où Paulin a connu un cursus honorum fulgurant, Augustin s’engage dans la voie du professorat qui le fait voyager de Thagaste à Milan en passant par Rome. C’est leur parcours dans la vie chrétienne qui les rapproche le plus. Tous deux en effet se convertissent à l’âge adulte et se font baptiser à une date voisine (Augustin à Milan en 387, Paulin à Bordeaux en 389). Ils sont ordonnés prêtres aussi à des dates voisines : Augustin en 391 à Hippone, Paulin en 394 à Barcelone et ils accèdent tous deux à l’épiscopat. Par ailleurs, ils ont séjourné tous deux à Rome et à Milan. Ils comptent aussi des correspondants communs : Alypius, Romanianus et son fils Licentius , sans oublier Jérôme et Pélage, même si ce dernier sera combattu par Augustin. Ils sont tous deux des fils spirituels d’Ambroise qui leur a enseigné notamment la lecture typologique de la Bible. Ils décident encore tous deux de vivre dans la continence et renoncent à toute forme de gloire terrestre pour se consacrer à celle du ciel. Et surtout, ils sont passionnés tous deux par l’étude de l’Écriture sainte comme en témoignent leurs œuvres. Certes, celle d’Augustin reste dans la littérature chrétienne un monument qui dépasse de loin celle de Paulin (même les lettres d’Augustin sont plus nombreuses que celles de Paulin (elles sont à ce jour plus de 200).Néanmoins c’est la même passion pour l’Écriture sainte et les exigences qu’elle implique qui rapprochent les deux hommes comme en témoignent les quelques lettres que nous avons conservées de leur correspondance entre 395 et 421. Nous avons retenu de ces échanges épistolaires les lettres qui représentent l’entrée en relation des deux hommes en 395-396, puis les lettres échangées en 408. Dès la lettre 4 envoyée de Nole en 395, Paulin décrit à Augustin son état spirituel, sa conversion récente à l’ascétisme et son besoin d’avoir un père spirituel. Augustin dans sa lettre 27 lui répond chaleureusement en s’affligeant de ne pouvoir voir Paulin dont l’âme lui est désormais « connue comme la sienne » ; il lui offre volontiers son amitié en lui recommandant son ami Romanianus et son fils Licentius. En 396, Paulin réitère sa demande à Augustin dans sa lettre 6 et insiste sur tout ce qui les unit malgré la distance qui les sépare. Augustin dans sa réponse manifeste toujours le même enthousiasme et désire même ardemment que Paulin et Thérasia puissent venir en Afrique pour l’édification de ses fidèles. Le dernier échange que nous avons choisi se situe en 408 : l’amitié entre les deux hommes ne s’est jamais démentie ; ils se questionnent mutuellement sur des thèmes importants de la vie chrétienne : comment se prépare-t-on à la vie éternelle, comment les bienheureux et les anges chantent-ils au ciel la gloire de Dieu ? Ces thèmes alimentent la lettre 45 de Paulin à Augustin. Plus douloureusement Augustin interroge Paulin sur la conduite à tenir vis-à-vis des pécheurs (éternel débat entre la justice et la miséricorde) et surtout de ceux qui interprètent mal les Écritures (on pense surtout ici à Pélage et à sa doctrine considérée comme hérétique, mais aussi aux donatistes qui avaient créé un schisme en Afrique du Nord).
   Le quatrième correspondant de Paulin a préféré rester en Aquitaine : il s’agit de Sulpice Sévère qu’on peut considérer comme l’alter ego de son ami. Malgré la disparition quasi-complète des lettres que ce dernier envoie régulièrement à Paulin (il ne nous reste jusqu’à présent qu’un court billet authentique pour recommander le serviteur Victor qu’il envoie à Nole), grâce aux 13 lettres entièrement conservées que Paulin a envoyées à Sulpice de 395 à 405, on peut aisément reconstituer les demandes et les réponses de son correspondant. Les concordances entre les deux hommes sont remarquables : ce sont des contemporains ; Sévère a toutefois 6 ans de moins que Paulin (il a vécu de 360 à 407). Ce sont aussi des compatriotes, étant nés tous deux en Aquitaine et ils appartiennent à des familles de l’aristocratie. Sans doute condisciples à Bordeaux, ils acquièrent une formation classique comparable. Sévère devient un avocat célèbre à Bordeaux, puis il épouse une jeune fille issue d’une illustre famille. Mais le décès prématuré de celle-ci contribue à sa conversion à la vie ascétique en même temps que son admiration pour saint Martin et son amitié pour Paulin et son sanctum propositum. Comme ce dernier, Sévère se retire de la vie mondaine pour mener une vie ascétique au milieu d’une petite communauté à Primuliacum, son domaine en Périgord. Une femme y tient aussi un grand rôle : il s’agit de Bassula, la belle-mère de Sévère. Les concordances entre les deux amis se manifestent alors non seulement sur le plan spirituel, mais aussi dans le zèle qu’ils mettent à édifier et à réparer des bâtiments notamment pour y célébrer le culte. Que tous deux se soient passionnés pour l’étude de l’Écriture sainte, si ce point est largement avéré dans les lettres de Paulin, nous en avons un écho dans les œuvres de Sévère qui ont subsisté : essentiellement la Vie de saint Martin, Les Dialogues et quelques Épîtres. Ainsi, dans l’épître dédicatoire au frère Didier, il écrit (en faisant référence aux Évangiles) que « le salut a été prêché au monde non point par des orateurs, mais par des pêcheurs » (Vie 1, 4) ce qui correspond aux propos de Paulin qui le félicite d’avoir préféré « l’enseignement des pêcheurs aux écrits de Cicéron » (Ep. 5, 6). D’autre part, dans la Vie de saint Martin, quand le Christ apparaît en songe à son catéchumène qui vient de partager son manteau, Sévère souligne que le Seigneur reprend la parole citée dans saint Matthieu (25, 40) : « Chaque fois que vous avez fait quelque chose pour l’un de ces tout-petits, c’est pour moi que vous l’avez fait » (Vie, 3, 4). De même, quand Sévère rappelle les exigences qu’implique une vie chrétienne authentique selon Martin qui « ne nous entretenait que de l’obligation d’abandonner les attraits du monde et les fardeaux du siècle, pour suivre le Seigneur Jésus dans la liberté et le détachement » (Vie, 25, 4), il souligne un thème qui revient abondamment dans les lettres de Paulin. Une autre concordance remarquable entre les gestes symboliques de Martin rapportés par Sévère et ce qui se passe à Nole est la scène du lavement des pieds relatée dans saint Jean : quand le serviteur Victor que Sévère a envoyé à son ami lave les pieds de ce dernier, en imitant les propres gestes de Martin, Paulin s’émerveille de constater la continuité entre ces trois manifestations semblables d’humilité et de charité (Paulin, Ep. 23, 4-5 ; Vie 25, 3). Par ailleurs, les fréquentes allusions à la militia Christi tant dans les lettres de Paulin que dans les écrits de Sévère à propos de Martin soulignent l’influence des épîtres de saint Paul sur les deux amis. En outre, si Paulin à Nole célèbre régulièrement le culte de saint Félix, Sévère après la mort de Martin a instauré le premier culte de ce dernier à Primuliacum.
   Ainsi les relations entre Paulin et Sévère sont un des exemples les plus illustres de l’évolution d’une amitié, née d’abord dans un contexte profane, puis développée par une foi partagée telle qu’elle constitue dès ici-bas une unanimitas quasi-parfaite, une profonde communion de pensée et d’aspiration.
   Une fois rappelées les concordances existant entre Paulin et ses quatre correspondants,
voyons comment l’intertexte scripturaire se développe dans leurs échanges épistolaires et reflète particulièrement la conversion de l’ascète de Nole.
   Si un Démétrios concédait à l’épistolier classique de mêler à sa lettre quelques citations pour embellir son style, on constate qu’Ausone imprègne largement ses lettres à Paulin de sa culture profane et il fera une seule concession à la culture chrétienne dans son ultime lettre à son ami : prier Dieu le Père et le Fils de Dieu (et non plus les Muses) pour que Paulin revienne. Jérôme, pour sa part, équilibre encore les citations ou les allusions profanes et bibliques dans ses réponses à Paulin. Augustin en revanche ne cite plus guère que l’Écriture dans ses lettres à son nouvel ami. Quant à Paulin, s’il fait encore quelques concessions à la culture profane pour écrire à Ausone, c’est presqu’uniquement à l’Écriture sainte qu’il se réfère dans ses autres lettres à tel point qu’on a pu parler à leur propos de sortes de centons ou de mosaïques scripturaires.
   Comment cet intertexte se manifeste-t-il dans les lettres de Jérôme, d’Augustin et de Paulin ?
   Souvent, les trois épistoliers font des résumés de l’Écriture sainte : l’exemple le plus remarquable est donné par la lettre 53 de Jérôme à Paulin où sont énumérés tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testaments avec leur contenu essentiel (§ 8-9). Augustin de son côté, quand il interroge Paulin sur la nature des corps à la résurrection (Ep. 95, 7), résume les différentes apparitions du Christ ressuscité chez saint Luc (24, 15-32), etc. Parfois, ces résumés mettent en valeur des vérités générales, des événements ou des personnages actuels : ainsi, pour illustrer l’idée que la jeunesse peut être plus sage que la vieillesse, c’est l’épisode des vieillards coupables jugés par Daniel (Dn 13, 45-64) que choisit Jérôme (Ep.58, 1). Sévère et Paulin s’attachent à bâtir des édifices religieux ? C’est l’exemple du centurion récompensé car il avait bâti la synagogue qui vient à l’esprit de Paulin (Ep.32, 18 ; cf. Mt 8, 5-13). Paulin veut-il célébrer les nobles origines de Mélanie ? (Ep. 29, 7) Il n’hésite pas à les mettre en rapport avec la double version évangélique de la généalogie de Jésus (Mt 1, 1-17 ; Lc 3, 23-38) !
   D’autre part des leit-motivs apparaissent chez nos trois épistoliers.
   L’un des plus fréquents c’est l’action de suivre le Christ . Ainsi les apôtres quittant barques et filets pour suivre leur maître illustre chez nos trois auteurs le détachement à l’égard des biens de ce monde (J 53, 11 ; Aug 31, 5 ; P 5, 6). Dans la même ligne revient l’épisode célèbre du jeune homme riche qui interroge le Christ sur ce qu’il doit faire pour obtenir la vie éternelle : après le premier conseil que le jeune homme applique déjà (mettre en pratique les commandements de la Loi), le deuxième est plus radical : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, tu auras un trésor dans le ciel. Puis, viens, suis-moi ! » (Mt 19, 21). Cette réponse complète est citée par Jérôme pour illustrer la vocation de Paulin (J 58, 2). La tristesse du riche qui s’éloigne est opposée à la joie de ceux qui renoncent aux biens matériels comme cela se passe dans l’Église à leur époque aux yeux d’Augustin (Aug 31, 5). C’est pour encourager Sévère à persévérer dans ce sens que Paulin renchérit encore sur ce même thème dans sa lettre 24 à Sévère : il commente d’abord les deux parties du verset évangélique : détachement à l’égard des richesses, puis action de suivre le Christ (§5) ; il reprend deux fois l’invitation du Christ à le suivre (§9) après être revenu sur le dépouillement matériel pour atteindre la perfection (§7).
   Plusieurs thèmes pauliniens reviennent chez Jérôme et Paulin de façon récurrente : l’opposition entre la sagesse du monde et la folie du chrétien (cf 1Co 1, 27 : P 1,3 ; 5,7 ; 24,14.22), l’image de la militia Christi pour désigner le combat spirituel (cf. 2 Co 10, 4-6 et Ep 6, 10-17 : J 58, 3 ; P 1, 9 ; 5, 7 ; 24, 14). L’image du temple désignant l’âme du chrétien qui y accueille le Seigneur est reprise aussi chez nos deux auteurs (1 Co 3, 16 ; Ep 2, 20-22 : cf. J 58, 3.7 ; P, 5, 19 ; 24, 6.11 : 32, 25).
   Des figures exemplaires apparaissent aussi de façon récurrente : dans l’Ancien Testament, la figure la plus souvent donnée en exemple est celle d’Abraham. Il a quitté sa patrie et les siens comme l’a fait Jérôme en venant à Bethléem (J 58, 2). Que Sévère suive ce même exemple pour venir visiter Paulin à Nole (P 1, 10). C’est ce qu’a fait Mélanie en quittant Rome pour Jérusalem (P 29, 9). La foi chrétienne est victorieuse du mal tout comme l’armée d’Abraham a triomphé des quatre rois grâce à la croix (P 24, 23). L’hospitalité du patriarche envers les trois personnes venues le visiter illustre la question que se pose Augustin sur la nature des anges (Aug 95, 8) et s’oppose à l’attitude du Pharisien accueillant Jésus dans l’Évangile (P 23, 40). Mélanie confiant son fils à Dieu quand elle part à Jérusalem imite Abraham prêt à sacrifier Isaac (P 25, 9).
   On n’est pas étonné que Job soit donné comme modèle chez nos trois épistoliers (J 53, 8 ; Aug 95, 2-3 ; P 24, 2.14 ; 29, 3) : mais chez Jérôme, c’est pour faire du héros un prophète de la résurrection ; chez Augustin, c’est pour insister sur les épreuves qu’il a subies ; chez Paulin pour en louer l’humilité.
   Dans le Nouveau Testament, c’est bien sûr la figure du Christ qui domine. Outre les épisodes majeurs de sa vie, c’est son enseignement auquel se réfèrent constamment Jérôme, Augustin et surtout Paulin. Retenons notamment dans les Béatitudes celle qui évoque ceux qui sont « doux et humbles de cœur » : cette qualification concerne Paulin et Thérasia sous la plume d’Augustin (31, 6), et, sous la plume de Paulin non seulement le Seigneur lui-même (11, 2), mais aussi le frère Victor (23, 3.5) et le fils de Mélanie (45, 3). Le précepte essentiel qui consiste à allier l’amour de Dieu et l’amour du prochain est un thème omniprésent qui illustre aussi bien l’amitié entre Jérôme et Paulin (J 53, 1) que celle entre Paulin et Augustin (P 4, 1 ; 6, 2) ainsi qu’entre Paulin et Sévère (P 5, 1).
   Cet intertexte scripturaire qui constitue non plus un ornement de la lettre, mais en est en quelque sorte l’ossature, est enrichi par les interprétations typologiques qui en sont souvent données.
   C’est dans sa lettre 53 à Paulin que Jérôme, fidèle à l’enseignement d’Origène sur la question, simplifie ce principe en distinguant le sens « cortical », c’est-à-dire littéral et le sens « médullaire », c’est-à-dire spirituel, de l’Écriture. C’est à la fin de l’énumération des livres de l’Ancien et du Nouveau Testaments qu’il donne à son correspondant cette clef de lecture. Notamment après avoir donné maint exemple de la manière dont la figure du Christ est annoncée dans l’Ancien Testament (e.g. par les chefs du peuple dans le Livre des Juges, ou par celui que chante David avec sa lyre dans les Psaumes), il écrit à la fin de son développement sur le Nouveau, à propos de l’Apocalypse : « En chaque mot se cachent des sens multiples » (§9).
   Paulin multiplie ce type de lecture surtout dans sa longue lettre 23 à Sévère où le Christ est successivement préfiguré par le bon Samaritain (§14), par Samson (§14), par le lion où le héros trouva du miel aussi bien que par le lion de la tribu de Juda tué par les juifs (§16).
   L’union du Christ et de l’Église est maintes fois préfigurée : par la rencontre de Salomon et de la reine de Saba chez Jérôme (53, 8) et chez Paulin (5, 2). Chez ce dernier surtout, cette union est préfigurée aussi bien dans les noces du Psaume 44, que dans la pécheresse aux pieds du Christ (23, 31-33) ; et lors de ses manifestations de repentir et de charité envers lui (31, 37).
   La conduite à tenir pour le chrétien est aussi mentionnée souvent de façon symbolique, surtout dans les lettres de Paulin à Sévère. Tous les péchés que le chrétien doit éviter figurent dans l’énumération de six animaux à sacrifier (11, 7) : à partir des prescriptions du Lévitique, Paulin interprète le fait que sacrifier un taureau, c’est sacrifier son orgueil, un mouton ou une brebis, c’est la mollesse et la paresse, un veau, c’est la méchanceté et un chevreau l’injustice. L’exemple de Samson sert au chrétien à renverser ses vices, à tourner « les yeux vers le Seigneur et non pas vers les biens de ce monde » (23, 7-18).21-22), celui de la pécheresse doit amener le chrétien à confesser ses fautes et à faire preuve de charité (23, 37).
   D’une façon générale, Jérôme, Augustin et Paulin combinent les citations des deux Testaments dans leurs épîtres. Plus précisément, les citations de l’Ancien Testament l’emportent dans la lettre 53 de Jérôme ; dans la lettre 58, les citations des Psaumes sont majoritaires avec les citations évangéliques. Chez Augustin, les citations des Psaumes l’emportent pour l’Ancien Testament et les citations de saint Paul pour le Nouveau.
   Toutes ces combinaisons sont constantes chez les trois épistoliers pour étayer une démonstration, expliquer un état d’âme ou traduire la profondeur de leur foi.
   Jésus lui-même est cité par Paulin d’après saint Matthieu (ch.5) quand il démontre à ses disciples qu’il n’est pas venu abolir la Loi, mais l’accomplir : à partir des commandements de l’Exode et du Deutéronome, il en approfondit certaines exigences (P 24, 21). Paulin combine encore plusieurs allusions et citations de l’Ancien et du Nouveau Testament quand il expose à Sévère (à la fin de la lettre 32 où il a longuement évoqué leurs constructions respectives en Campanie et à Primuliacum) la façon dont le temple de notre cœur doit être nettoyé de toutes les impuretés de nos vices pour y accueillir le Christ.
   Concluons notre entretien par un exemple caractéristique de cette contaminatio qui est de la plume de Paulin. En 396, il écrit pour la seconde fois à Augustin en combinant des citations de saint Jean et de saint Paul pour définir l’amitié qui les unit malgré la distance qui les sépare (6, 2) : « Nous sommes les membres d’un seul corps, nous avons une seule tête, nous sommes inondés d’une grâce unique, nous vivons d’un même pain, nous marchons sur la même route et nous habitons la même maison ». Augustin admirera tellement cette définition qu’il la reprendra dans sa réponse à Paulin (31, 3).
   Le 19 décembre 2007, c’est sur cette même citation que Benoît XVI concluait sa catéchèse sur Paulin de Nole : gageons qu’il avait alors jugé cette définition digne de l’étendre, à l’aube du XXI°s. à l’amitié qui doit unir tous les chrétiens.



N.B. Pour réaliser cette communication, nous avons largement utilisé notre ouvrage Paulin de Nole, La lettre au service du Verbe, Paris, Migne, 2012. (PDF 102).