jeudi 22 mai 2014

A la redécouverte du Laocoon


  
  "Voici que d'un gigantesque amas de terre, des décombres d'un immense écroulement, la suite des temps a ramené à la lumière Laocoon. Dressé jadis dans les palais royaux, puisqu'il ornait, Titus, tes pénates, cet ouvrage d'un ciseau divin, le plus noble qu'ait pu admirer l'Antiquité si raffinée, aujourd'hui, arraché aux ténèbres, revient voir les superbes remparts de Rome ressuscitée.
Ecce alto terrae e cumulo, ingentisque ruinae
Visceribus, iterum reducem longinqua reduxit
Laocoonta dies; aulis regalibus olim
Qui stetit, atque tuos ornabat, Tite, penates,
Diuinae simulacrum artis, nec docta uetustas
Nobilius spectabat opus, nunc celsa reuisit
Exemptum tenebris rediuiuae moenia Romae.
Qu'en évoquerai-je d'abord et surtout? le malheureux père et ses fils jumeaux? Ou les serpents déroulant leurs anneaux-vision effrayante-, leurs queues, leur colère monstrueuse, les blessures qu'ils infligent, et, exprimée au vrai, la douleur de la pierre en train d'expirer? L'âme frissonne à cette vue; devant cette image muette, le cœur est saisi d'une immense terreur, à laquelle se mêle la pitié. Bouillants de colère, les deux dragons s'enroulent en vastes spires et, déployant leurs anneaux torves, étreignent les trois corps de leurs multiples nœuds Le regard peut à peine supporter le spectacle de cette mort affreuse, de ce destin horrible . 
Quid primum summumque loquar? Miserumne parentem
Et prolem geminam? An sinuatos flexibus angues
Terribili aspectu? caudasque irasque draconum 
Vulneraque et ueros, saxo moriente, dolores?
Horret ad haec animus, mutaque ab imagine pulsat
Pectora non paruo pietas commixta tremori.
Prolixum bini spiris glomerantur in orbem
Ardentes colubri, et sinuosis orbibus errant,
Ternaque multiplici constringunt corpora nexu.
Vix oculi sufferre ualent crudele tuendo
Exitium, casusque feros.
L'un fait vibrer sa langue et vise Laocoon lui-même, enlacé tout entier, du haut jusqu'en bas; il lui plante dans le flanc sa dent enragée. Le corps garrotté cherche à repousser son bourreau. Sous la douleur aiguê, sous l'effet de la cruelle morsure, il pousse un cri déchirant et s'efforce d'arracher de sa chair les dents ensanglantées; n'en pouvant plus, il repousse de la main gauche l'échine du monstre: ses muscles se tendent et la force rassemblée de tout  son corps résiste avec l'énergie du désespoir. Mais il ne peut soutenir la rage du reptile, sa blessure le fait gémir et haleter. Et le serpent, lisse, revient, s'insinue par des glissements répétés et d'un nœud serré le lie au-dessous deq genoux. Le mollet est immobilisé, la jambe garrottée enfle sous la pression des nœuds, le sang ne circule plus, les organes se congestionnent, les veines bleuâtres saillent, gonflées par un sang noir.
Micat alter, et ipsum
Laocoonta petit, totumque infraque supraque
Implicat et rabido tandem ferit ilia morsu.
Connexum refugit corpus, torquentia sese
Membra, latusque retro sinuatum a uulnere cernas.
Ille dolore acri et laniatu implulsus acerbo,
Dat gemitum ingentem, crudosque euellere dentes
Connixus, laeuam impatiens ad terga Chelidri
Obiicit: intendunt nerui, collectaque ab omni
Corpore uis frustra summis conatibus instat.
Ferre nequit rabiem, et de uulnere murmur anhelum est.
At serpens, lapsu crebro redeunte subintrat,
Lubricus, intortoque ligat genua infima nodo.
Absistunt surae, spirisque prementibus arctum
Crus tumet, obsepto turgent uitalia pulsu,
Liuentesque atro distendunt sanguine uenas.
Cependant, les enfants ne sont pas épargnés: la même violence forcenée se déchaîne contre eux, les étrangle d'une étreinte impitoyable et déchire leurs pauvres membres.  Le monstre a déjà dévoré la poitrine sanglante du premier qui meurt en appelant son père, enfermé, écrasé par les replis puissants. L'autre, encore intact, essaie d'écarte du pied la quaue de l'animal, il frissonne d'horreur à la vue de son malheureux père, dont il ne peut détacher ses yeux; la terreur et l'angoisse immobilisent au bord de ses paupières des flots de larmes.
Nec minus in natos eadem uis effera saeuit
Implexuque angit rapido, miserandaque mrmbra
Dilacerat: iamque alterius depasta cruentum
Pectus, suprema genitorem uoce cientis,
Circumiectu orbis ualidoque uolumine fulcit.
Alter adhuc nullo uiolatus corpora morsu,
 Dum parat adducta caudam diuellere planta,
Horret ad adspectum miseri patris, haeret in illo,
Et iamiam ingentes fletus lacrimasque cadentes
Anceps in dubio retinet timor."

Jacopo Sadoleto (1477-1552)
(Musae reduces. Texte traduit par Pierre Laurens avec la collaboration de Claudie Balavoine.
E.J. Brill  Leiden, 1975).






   Comment cet auteur n'aurait-il pas admiré et rendu hommage par ces vers à un tel chef-d'oeuvre? Il était ainsi noté par Pline l'Ancien parmi les chefs-d'oeuvre en marbre des plus grands artistes:
"Laocoon dans le palais de Titus, morceau préférable à toutes les productions soit de la peinture, soit de la statuaire; il est d'un seul bloc, ainsi que les enfants et les replis admirables des serpents. Ce groupe a été fait de concert par trois excellents artistes, Hagérandros, Polydoros et Athanodoros, Rhodiens." (Il daterait de la seconde moitié du II°s. (ou du Ier s.) d'après J Charbonneaux, Grèce hellénistique, Paris, 1970, p.333-334. Voir la fig.362 qui représente cette oeuvre exposée actuellement à Rome dans les Musées du Vatican).

   De formation classique, Sadoleto a vécu à Ferrare, puis à Rome. Il a une brillante carrière comme ecclésiastique, mais aussi comme écrivain. Particulièrement féru de culture latine, il prend Virgile comme modèle et lorsque le Laocoon est découvert le 14 janvier 1506 dans les thermes de Titus, il reconnaît un épisode particulièrement douloureux de la guerre de Troie que le poète augustéen avait évoqué dans le récit que fait Enée à Didon à la cour de Carthage: le terrible supplice infligé à Laocoon, prêtre de Neptune à Troie, pour avoir voulu empêcher que les Troyens ne laissent entrer dans leur ville le cheval fatal. Virgile par la bouche d'Enée raconte cet épisode (En.II, 199-227).
    Des réminiscences ponctuelles du texte de Virgile apparaissent chez Sadolet comme le ecce qui introduit chez ce dernier la découverte de l'oeuvre (v.1), mais qui chez le poète augustéen annonce l'arrivée des deux serpents. De même, la place de Laocoonta en tête du v.3 rappelle le terme Laocoon au début du v.201 chez Virgile; les anneaux des monstres décrits chez le premier sinuatos flexibus angues (v.9) correspondent à la fin de l'hexamètre virgilien immensis orbibus angues (v.204) . Le terme draconum pour désigner les serpents à la fin du v. 10 chez Sadolet est le même que chez Virgile à la fin du v.225 dracones. L'horreur exprimée chez Sadolet au vers 12: Horret ad haec animus vient en écho à celle d'Enée (v.204). L'attaque de Laocoon en tête du vers 19 à propos de l'un des serpents chez Sadolet Laocoonta petit est une réplique du début du vers 213 chez Virgile: Laocoonta petunt. Au cri de la victime chez Sadolet : Dat gemitum ingentem (v.23) correspond ceux de Laocoon chez Virgile: clamores simul horrendos ad sidera tollit (v.222). Les noeuds qui enserrent la victime chez Sadolet (v.30 spirisque prementibus) rappellent chez Virgile le vers 217 :spirisque ligant ingentibus. Les deux monstres chez Virgile se repaissent des membres des deux enfants du prêtre: miseros morsu depascitur artus(v.215) comme l'un des deux chez Sadolet le fait pour un enfant: alterius depasta cruentum/ pectus (v.35-36).
(A suivre)