samedi 28 juillet 2012

Déclaration d'un auteur sur son oeuvre à un ami

"Je confie donc à ton jugement les mouvements divers de mon coeur, parfaitement conscient que l'esprit se montre à plein dans un livre comme le visage dans un miroir. J'ai consacré en effet ma plume parfois à l'exhortation, le plus souvent à la louange, quelquefois aux conseils, rarement à la plainte, assez souvent au badinage. Et si, au cours de ta lecture, tu me trouves ici ou là trop véhément à l'égard de certaines personnes, je veux que tu saches qu'avec l'aide de la main secourable du Christ je ne tolèrerai jamais la servilité de l'esprit, étant au demeurant parfaitement averti que les gens portent sur mon caractère un double jugement: si les timides en effet me disent téméraire, les gens au coeur vaillant parlent de ma liberté d'esprit. Quoi qu'il en soit, je n'hésite pas, moi, à déclarer qu'un homme qui est dans la nécessité de laisser sa pensée dans l'ombre est tombé bien bas."
   Sidoine Apollinaire, Epîtres VII, 18, 2 fin et 3. (Traduction A.Loyen) : Lettre écrite à Consentius depuis Clermont en 477.

vendredi 29 juin 2012

Les fables latines

   Les fables latines constituent un ensemble assez riche pour susciter encore aujourd’hui notre intérêt. Tentons d’abord de les situer et de les définir, puis nous examinerons leurs traits descriptifs, leur caractère psychologique et moral, en dégageant pour finir leur originalité par rapport aux fables grecques et à celles de La Fontaine.
Le terme latin désignant la fable, fabula ou fabella, se rattache au verbe fari qui signifie « parler ». Il désigne d’abord une conversation, puis un récit fabuleux, enfin une fable proprement dite ou un apologue selon Cicéron (De Inuentione I, 25) et Quintilien (Institution oratoire V, 11, 19-21).
   Le fait de prêter des sentiments, des traits humains à des animaux, des plantes ou des choses est une « fantaisie » que les Anciens acceptaient volontiers dans la mesure où le monde des « métamorphoses » leur était familier, tout particulièrement grâce aux œuvres d’Ovide et d’Apulée pour nous limiter aux plus fameux auteurs de ce genre chez les Latins. De plus, les rapports entre les êtres humains et la nature étaient soulignés par nombre de comparaisons depuis Homère chez les poètes. Enfin, en mêlant le plaisir à l’instruction morale, les fabulistes latins suivaient une voie ouverte par Plaute et Térence dans leur théâtre et suivie notamment par Horace et Juvénal dans leurs Satires.
   Les meilleurs spécialistes réunis en 1983 à la Fondation Hardt ont reconnu que la fable latine était issue de la fable grecque qui tire elle-même son origine de la fable apparue en Mésopotamie. Chez les Grecs, Hésiode, au VIII°s.av.J.C., fournit le plus ancien exemple de fable dans les Travaux et les Jours (v.200-210) ; mais c’est surtout sous l’influence d’Ésope qui, au VI°s.av.J.C., composa ou récita des fables en prose que se sont constitués des recueils de Fables ésopiques depuis le III°s.av.J.C. jusqu’au III°s. ap.J.C.
   En ce qui concerne les fabulistes latins –si Horace ne dédaigne pas d’agrémenter tantôt ses Épîtres , tantôt ses Satires d’allusions ou de récits tirés de la fable- les deux poètes qui ont consacré leur œuvre au genre de la fable proprement dite sont Phèdre et Avianus. Le premier (18 av.J.C.-50 ap.J.C.) écrivit cinq livres constituant un recueil de 135 fables en sénaires iambiques et le second (IV°s.ap.J.C.) un recueil de 42 fables en distiques élégiaques. Tous deux se réfèrent à l’autorité d’Ésope, tous deux se proposent à la fois de divertir et d’instruire leurs lecteurs ; Phèdre insiste toutefois davantage sur son désir de rivaliser avec le maître et de tirer des leçons universelles de cas particuliers.
   La fable latine comporte une moralité et un récit qui l’illustre. La moralité exprime une vérité d’ordre général qui se rapproche du proverbe ou de la maxime. Le récit comporte l’esquisse d’un cadre et de personnages qui souvent dialoguent ; l’action est rapide et vraisemblable. Sa longueur n’est jamais excessive : elle varie entre quelques vers et une bonne trentaine. Son schéma reste assez strict : vu le cadre très resserré de la fable, c’est un genre qui réclame en effet un grossissement des traits, un art proche de la caricature où, sans multiplier les fioritures, il s’agit d’aller à l’essentiel.
   Le plus souvent, une bonne centaine de fois, les animaux en sont les principaux acteurs, mais aussi parfois les arbres et les végétaux (une dizaine de fois), les choses (une vingtaine de fois, sans compter les dieux et les êtres humains (plus de vingt fois).
   En ce qui concerne le décor, la nature est omniprésente dans les fables latines : avec la forêt évoquée tantôt d’une manière générale comme un lieu d’errance ou de repaire pour le loup (Ph. III, 7, 11-12 ; Av. I, 7), de retraite pour le cerf ( Ph. II, 8, 1), tantôt en gros plan comme le sommet d’un chêne choisi par l’aigle pour y faire son nid (Phèdre II, 4, 1), ou par les abeilles pour y déposer leurs rayons (Ph. III, 13, 1) ; Avianus surtout décrit assez longuement le sapin qui s’oppose au buisson (19) et le chêne au roseau (16). D’autre part, les terrains découverts se répartissent entre les prés où paissent les troupeaux (Ph.I, 5, 4 ; 24, 2 ; Av.5, 11-12 ; 36, 9-10) et les terres labourées (Av. 36, 2 et 8 ; 42, 2) ou couvertes d’une blonde moisson (Av. 21, 2). Avianus est parfois sensible aux variations des saisons : tantôt l’hiver recouvre les champs d’une dure couche de glace (29 ; 34), tantôt la belle saison fait verdir la prairie et l’égaye de fleurs chatoyantes (26). C’est encore lui qui évoque un relief plus accidenté, fait de collines (6) et de montagnes (9, 16, 26). Les eaux abondent dans ces divers décors : eaux courantes des rivières où les animaux viennent se désaltérer (Ph.I, 1 ; 12 ; 20 ; 25), ou torrents qui se déchaînent (Av., 11 ; 16), eaux stagnantes des marais où se tiennent les grenouilles (Ph.I, 2 ; 7 ; Av.6).
   Quelques rares constructions sont mentionnées à la campagne : parfois une ferme (Ph.I, 1), avec une étable (Ph.II, 8 ; V, 9), son fumier (Ph.III, 12), parfois un puits (Ph.IV, 9 ; Avianus, 15), parfois un moulin (Ph. A, 19) ou des chaumières (Av. 42). A la ville est esquissée la maison traditionnelle ( Ph. III, 7 ; Av.. 37) ; la taverne s’orne de peintures (Ph.IV, 6) ; des monuments y figurent parfois : théâtre ( Ph.I, 7 ; V, 5), cirque (Ph. A 19), statues (Ph.II, ep. ; Av.23), tombeaux (Av. 24) et temples ( Av. 23 ; 36 ; 42) ; le tout est parfois entouré de remparts (Ph.IV, 25 ; Avianus, 42).
   C’est dans un tel décor que les animaux sauvages s’attaquent à ceux des troupeaux et les massacrent (Ph.I, 1 ; 11 ; II, 1 ; III, 2 ; Av.18). Ils sont eux-mêmes pathétiques quand ils errent, décharnés, en quête d’une proie dans des lieux hostiles (Ph.III, 7 ; Av. 37), quand ils risquent la mort du fait des chasseurs (Ph.I, 18 ; III, 2 ; Av. 17) et quand la vieillesse les rend vulnérables ( Ph.I, 21). Parfois un rapide croquis suffit pour souligner le trait particulier de certains d’entre eux comme le renard (Ph. I, 13 ; IV, 3 ; 9 ; 21), le sanglier (Ph. I, 21 ; IV, 4 ; Av. 30), le cerf (Ph. I, 12), etc…Les animaux domestiques sont décrits en général sous un aspect peu plaisant tels les chiens qui acceptent le servitude et ses attributs pour assouvir leur faim (Ph.III, 7 ; Av. 37) ; ces derniers sont souvent assoiffés (Ph.I, 20 ; 25), sales (Ph. IV, 19) ; seul le vieux chien de chasse est émouvant quand il a perdu ses forces (Ph.V, 10). L’âne est chargé de lourds fardeaux (Ph.IV, 1) comme les mulets (Ph.II, 7). Même le cheval doit subir le frein du cavalier (Ph.IV, 4) ou la servitude du moulin (Ph.A, 19). Parmi les oiseaux, les plus forts, des rapaces en général, saisissent toutes sortes de proies pour les dévorer (Ph.I, 9 ; 31 ; II, 6 ; III, 16 ; Av.2) ; ils sont décrits en train de voler (comme la grue : Av.15) ou de nicher dans les arbres (Ph.II, 4 ; III, 16). A plusieurs reprises, le paon est décrit dans toute sa beauté Ph.I, 3 ; III, 18 ; Av.15). Les grenouilles se font remarquer par leur agitation incessante chez Phèdre (I, 2 ; 6 ; 24) ; leur aspect est davantage précisé chez Avianus (6). Parmi les insectes, on retiendra surtout la fourmi caractérisée par son labeur incessant (Ph.IV, 25 ; Av. 34) et la cigale par son chant importun (Ph.III, 16 ; Av.34).
   Les êtres humains sont surtout représentés, à la campagne, par les paysans s’apprêtant à labourer (Ph.A 10 ; Av.28) ou à moissonner (Av.21), conduisant leur chariot (Ph.III, 6 ; Av.32) ou venant nourrir leurs bœufs à l’étable (Ph.II 8). Les chasseurs, pour leur part, traquent sans pitié les bêtes sauvages (Ph.A 26 ; Av. 24), les blessent à mort (Ph., 12 ; V, 10 ; Av. 16 ; 30) ou les font tomber dans des fosses (Ph.I, 18 ; III, 2). A la ville, l’accent est mis surtout sur les prêtres qui immolent les victimes dans les temples (Av. 36 ; 42) ou accablent leur âne de fardeaux et de coups (Ph.IV, 1) et sur tous les gens de spectacle, athlètes (Ph.IV, 22 ; 26 ; A, 11), joueur de flûte ( Ph.V, 7) ou bouffon (Ph.V, 5). A l’intérieur des familles sont esquissés les rapports tantôt avec le père et les enfants (Ph.III, 8 ; 10 ; IV, 5), tantôt entre les maîtres et leurs esclaves (Ph.A 10 ; 15).
   Toutefois, le fabuliste n’est pas un savant naturaliste ou un peintre de mœurs : la fable ne prend un sens que dans la mesure où elle reflète une vérité d’ordre universel. Et pour ce faire il faut parfois s’écarter de la simple réalité de sorte que les animaux en majorité incarnent des caractères typiquement humains.
C’est ainsi que font preuve de ruse essentiellement le renard (Ph. I, 13 ; 26 ; IV, 9 ; A 30), mais aussi le loup (Ph. I, 17 ; A 17 ; Av.42), le lion ( Av.18 ; 26), le cerf (Ph.I, 16), la chatte (Ph.II, 4), la belette (Ph.IV 2) chez les mammifères ; le milan (Ph.I, 31), la chouette (Ph.III, 16), la cigogne (Ph. I, 26), la corneille (Ph.A 24) chez les oiseaux ; sans compter d’autres espèces comme la tortue (Av. 2) et le lézard (Ph. A, 23)
La rapacité et la cupidité sont surtout le propre des chiens (Ph.I, 4 ; 20 ; III, 7 ; Av.37), mais aussi du renard (Ph.I 13), du lion (Ph. I, 5), du loup (Ph.I, 1), de la belette (Ph.IV 6) et du serpent (Ph. IV, 21).
La cruauté est incarnée par le taureau (Ph.I 30 ; Av. 28), la panthère (Ph.III 2), le chien (Av. 7), le serpent (Ph. IV 20), l’hydre ( Ph.I 2) et même la mouche ( Ph.V, 3).
L’audace vaine et l’arrogance sont souvent le propre de l’âne (Ph.I 11 ; 21 ; 29 ; Av.5), parfois aussi du tigre (Av.17), du sanglier (Av. 30), du choucas (Ph.I 3), du poisson d’eau douce (Av. 38) et même de la mouche (Ph.III 6), sans parler de la grenouille (Ph.I 24).
La paresse et l’oisiveté sont stigmatisées chez les bourdons (Ph. III, 13), la mouche (Ph.IV 25) et la cigale (Av.34).
   Ces différents défauts sont également le propre d’êtres humains, surtout chez Phèdre qui fait la satire d’une courtisane rusée (A 27), de maîtres cruels (A 15 ; 18), du soldat fanfaron (V 2) et en partie chez Avianus qui peint notamment la cupidité du propriétaire de l’oie aux œufs d’or (33) etc…
   Dans le monde des fables où le principal mobile de l’action est tantôt la faim, tantôt la soif, n’est- on pas souvent plus près de la « tragédie » que de la « comédie à cent actes divers »dont parle La Fontaine ? En effet, dans un tel monde où la violence prédomine du fait de la nature ou du fait des hommes, n’est-ce pas toujours « la raison du plus fort (ou du plus rusé) qui est souvent la meilleure » ?
   Certes, dans la lutte incessante pour la vie, ou la survie, nous assistons à une série de scènes où la violence est en germe ou se déchaîne : scènes de carnage quand les animaux se dévorent entre eux , depuis les bêtes sauvages qui s’attaquent aux bêtes d’élevage jusqu’aux oiseaux de proie qui saisissent tous les plus faibles qu’eux ; même les hommes, paysans, bergers, voyageurs, sont à la merci des bêtes féroces ; des scènes de tempête montrent la victoire des éléments déchaînés contre les choses, les arbres, les navigateurs. La violence est aussi l’apanage des hommes dans des scènes de chasse, de pêche, de sacrifice ou de domestication des animaux ; les esclaves sont souvent battus par leur maître. En bref, le plus faible ou le plus naïf est le plus souvent persécuté, pour ne pas dire décimé, par le plus fort ou le plus malin.
   Et cependant, un certain optimisme resurgit quand nous voyons que la prudence peut l’emporter sur la force et sur la ruse : chez nos deux fabulistes, des animaux, des plantes, des choses et parfois des hommes parviennent à échapper à la violence ; le labeur peut l’emporter sur la paresse et l’insouciance ; la vanité est souvent punie ; la liberté peut l’emporter sur la servilité et la bienveillance sur les lois naturelles et la piété est parfois récompensée. En somme, tout en restant lucides sur « la loi de la jungle » qui régit souvent l’univers, Phèdre et Avianus nous rappellent aussi que le bien peut l’emporter sur le mal à condition de pratiquer une sagesse sans illusion, mais sans défaitisme non plus.

   En conclusion, les fabulistes latins, entre leurs modèles grecs et leur principal imitateur, La Fontaine, illustrent avec bonheur un genre qui n’a cessé au fil des siècles de divertir et d’instruire un vaste public. Certes Phèdre et Avianus ne sont pas si prolixes que leurs modèles grecs (qui ont écrit plus de 350 fables ésopiques) ni que La Fontaine qui a laissé un recueil de près de 250 fables. De plus, ils sont, la plupart du temps, beaucoup plus sobres et beaucoup plus brefs que les fabulistes grecs et français. Mais cet éclectisme et cette sobriété contribuent d’une certaine façon à rendre leur œuvre plus dense et plus efficace. Ainsi il faut considérer que la fable à Rome reste un genre représentatif de la « publica materies » dont par le Horace dans son Art poétique (lui-même l’a utilisé avec bonheur dans telle ou telle de ses Épîtres et de ses Satires). Les fabulistes latins y ont exercé leur talent en y laissant leur marque personnelle, restant fidèles aux principes chers aux Anciens de l’Imitatio et de l’Aemulatio. On sait la fortune que connaîtront de tels principes chez nos auteurs classiques et, en premier lieu, chez La Fontaine pour qui « l’imitation ne fut point un esclavage »…



Bibliographie :

Avianus, Fables, (Texte établi et traduit par Françoise Gaide), Paris, C.U.F., 1969.
Ésope, Fables, (Texte établi et traduit par Émile Chambry), Paris, C.U.F., 1960.
Phèdre, Fables, (Texte établi et traduit par Alice Brenot), Paris, C.U.F., 1969.
Fondation Hardt pour l’étude de l’Antiquité classique (Vandoeuvres-Genève) : Entretiens 30, 1983. La Fable, Fondation Hardt, 1984.





jeudi 10 mai 2012

Épisodes bibliques dans la Psychomachie de Prudence

Épisodes bibliques dans la Psychomachie de Prudence    


    Quand le poète latin chrétien Prudence publie en 405 sa Psychomachie qui, aux yeux de J.Fontaine, paraît digne de rester « le plus célèbre »au cœur de l’ensemble de ses poèmes (1), il contribue à la fois au renouveau qui marque cette époque et à l’essor du Christianisme qui, depuis l’Édit de Constantin en 313, connaissait une sorte de « siècle d’or »(2) que Théodose ne fera que développer. En effet, parallèlement à l’architecture et à l’art chrétiens qui se propagent dans toutes les régions de l’Empire, la littérature, et singulièrement la poésie, s’épanouissent avec un bonheur rarement égalé. C’est ainsi que l’Espagne qui, dans les années 330, avait vu Juvencus transposer en vers virgiliens « la geste vivifiante du Christ » peut se glorifier de voir à son tour le poète Prudence adopter des modèles classiques pour célébrer le nouvel idéal religieux. Il rentre ainsi dans le vaste courant qui rend l’humanisme classique « apte à servir de porte-greffe au rameau d’or de l’ordre de la grâce » selon l’expression d’H.I.Marrou. Plus particulièrement, Prudence retrouve dans le genre épique, qui reste le genre noble par excellence, une inspiration originale pour célébrer dans la Psychomachie les combats que se livrent Vices et Vertus dans l’âme chrétienne.

   En effet, au lieu des héros traditionnels de l’épopée classique, les Allégories jouent les rôles principaux. Après une longue préface de 68 sénaires iambiques, où la vie même d’Abraham est déjà interprétée de manière allégorique puisqu’elle préfigure les combats que doit livrer l’âme du chrétien pour recevoir dignement son Seigneur, l’épopée proprement dite, en 915 hexamètres,est encadrée par une invocation et une action de grâces au Christ (v.1-20 ; 888- 915) et décrit essentiellement les Vices et les Vertus qui s’affrontent en sept duels (v.21-803), avant que le peuple victorieux des Vertus n’édifie le temple de l’âme où va trôner la Sagesse (v.804-887).

   Or, de nombreux faits marquants de l’Ancien Testament émaillent le récit allégorique, illustrant et confortant la démonstration chrétienne de l’ouvrage. Si les travaux de J.L.Charlet (3) ont souligné l’ampleur de la culture biblique de Prudence , nous examinerons pour notre part dans un premier temps comment l’auteur reste fidèle aux sources bibliques en transposant ces épisodes, puis nous tenterons de démontrer comment il christianise une tradition séculaire en gardant la valeur exemplaire de tels faits et en y discernant le plus souvent une préfiguration du Nouveau Testament (4).

   L’importance des épisodes bibliques dans la Psychomachie se remarque dès la lecture de la Préface : en effet, en deux mouvements parallèles, le poète s’appuie sur les faits majeurs de la vie d’Abraham avant d’en tirer des leçons pour son projet et ces épisodes constituent environ la moitié de la Préface (40 vers sur les 68 sénaires : v.1-15 ; 15-49).Quelques formules lapidaires résument dès l’ouverture trois caractères essentiels du patriarche : son grand âge, sa foi et sa nombreuse descendance qui paraissait pourtant compromise par le sacrifice d’Isaac venu au monde si tardivement (v.-5). Trois périphrases désignent d’abord le personnage :
« Ce vieux patriarche, premier modèle de la foi,
Abram, père sur le tard d’une heureuse descendance » (v.1-2)
Senex fidelis, prima credendi uia,
Abram, beati seminis serus pater. (5)
Puis deux sénaires insistent sur le changement du nom d’Abraham, le premier, Abram, étant donné par son père, le second, Abraham, par Dieu (v.3-4) tandis que le 5ème vers résume le sacrifice d’Isaac désigné par la périphrase « l’enfant de sa vieillesse » (senile pignus).
   Prudence est ici tout à fait fidèle au récit biblique. En effet la vieillesse est bien un trait caractéristique d’Abraham. La Genèse précise qu’il avait 75 ans quand, sur l’ordre de Yahvé, il se mit en route pour le pays de Canaan avec sa femme Sara et son neveu Loth (12, 4-5) et 100 ans à la naissance d’Isaac (21, 5). Une descendance nombreuse lui est promise dès les premières paroles que lui adresse son Dieu : « Je ferai de toi une grande nation » (Gn 12, 2). Ce thème qui constitue un des leit-motive de l’histoire du patriarche (6) est lié à son changement de nom expliqué par Yahvé en personne : « Et on ne t’appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham car je te fais père d’une multitude de peuples » (Gn 17, 5) (7) . La foi du patriarche, signalée expressément par la Genèse, « Abraham crut en Yahvé, qui le lui compta comme justice » (15, 6) (8) , cette foi entraîne de sa part une obéissance absolue aux ordres de son Dieu dont l’épisode du sacrifice d’Isaac reste la preuve la plus flagrante : ce récit développé dans 18 versets de la Genèse (22, 1- 18) est résumé par un seul vers chez Prudence :
« (Abraham) qui consacra comme victime l’enfant de sa vieillesse » (v.5)
Senile pignus qui dicauit uictimae
   Le second mouvement de la Préface rappelle deux épisodes majeurs de la vie d’Abraham : la délivrance de Loth, son neveu, capturé par des rois étrangers (v.15-37) et la naissance merveilleuse d’Isaac (v.45-49).
Dans le premier épisode, Prudence s’inspire surtout du chapitre 14 de la Genèse ; laissant de côté le début de la campagne des quatre grands rois (versets 1-10), il évoque directement la capture de Loth liée à la défaite de Sodome et de Gomorrhe en suivant de très près le texte biblique qui nous apprend que « les vainqueurs prirent tous les biens de Sodome et de Gomorrhe et tous leurs vivres, et s’en allèrent. Ils prirent aussi Loth (le neveu d’Abram) et ses biens, et s’en allèrent ; il habitait Sodome » (Gn 14, 11- 12). L’adjectif criminosis désignant les villes vaincues rappelle leur péché dénoncé dans les chapitres suivants (9) . En revanche, Loth y avait un statut privilégié en raison de sa parenté avec Abraham (v.17-18).
   Le poète suit à nouveau très fidèlement le texte de la Genèse pour évoquer l’initiative d’Abraham qui va délivrer son neveu (v.19-22) ; nous lisons en effet dans l’Écriture sainte que « quand Abram apprit que son parent était emmené captif, il leva ses partisans, nés dans sa maison, au nombre de trois cent dix-huit » (Gn 14, 14), mais le poète développe beaucoup plus longuement que sa source l’attaque victorieuse menée par Abraham contre les pillards (Gn 14, 15), en insistant sur la lourdeur du butin qui gêne leur progression et cause finalement leur perte (v.23-31) ; il en est de même pour la récupération de tous les biens et de tous les captifs (Gn 14, 16)  : Prudence souligne le triomphe immédiat d’Abraham avec l’aide de Dieu, détaille les biens récupérés et insiste longuement sur la délivrance de Loth et sur la gloire acquise par cette démonstration de pietas (v.32-37) (10).
   De l’entrevue avec Melchisédech mentionnée juste après cette victoire (Gn 14, 18-20), Prudence ne retient que la double fonction du personnage à la fois prêtre et roi et l’offrande qu’il fait au patriarche (v.38-44) (11).
   Le dernier volet de la Préface résume la naissance merveilleuse d’Isaac précédée de la visite de trois personnes à Abraham (v.45-49). Deux vers condensent d’abord les huit premiers versets du chapitre dix-huit de la Genèse consacrés à l’hospitalité offerte par Abraham et Sara à trois mystérieux visiteurs au chêne de Mambré (12). Le poète fait l’économie de la promesse faite alors à Abraham de la naissance d’un fils (versets 9-15) ; en revanche, il met en évidence la relation entre cette visite et la naissance d’Isaac en résumant celle-ci dans les trois vers suivants (v.47-49) ; il relie ainsi la fin du chapitre 18 de la Genèse au début du chapitre 21 (1-7). Il se place ici du point de vue de Sara dont l’incrédulité est manifestée par son rire aussi bien quand elle entend la promesse divine (Gn 18, 12) que lorsque cette dernière s’est réalisée (Gn 21, 6). On peut supposer que le mélange de joie et de regret que connaît alors Sara (v.49) suggère qu’elle rejoint son époux dans une foi inconditionnelle en Dieu.

   Dans le corps même de l’épopée, Prudence illustre presque chaque épyllion majeur par des épisodes empruntés à l’Ancien Testament tantôt dans des discours, tantôt dans le récit proprement dit (13), dans des proportions qui atteignent environ un dixième de l’épopée (14) .
   Dans la partie principale qui concerne les combats des Vertus contre les Vices (v.21-725), nous ne trouvons aucun exemple d’épisode biblique pour illustrer le combat de la Foi contre l’Idolâtrie : il faut dire que la foi d’Abraham était déjà largement célébrée dans la Préface.
   En revanche, lorsque la Chasteté vient de terrasser la Luxure lors du deuxième combat, elle prononce un discours qui exalte sa victoire et celle des siens : elle fait un retour sur son passé glorieux en rappelant la victoire de Judith sur Holopherne (v.60-65) ; elle résume la conclusion de la rencontre entre l’héroïne juive et le chef assyrien. Le poète suit de très près le texte du Livre de Judith : il laisse de côté les premiers chapitres où l’auteur relatait le siège de Béthulie en Palestine par les troupes du général Holopherne (ch.1-7) et l’initiative que prend alors Judith, la riche et jeune veuve juive, qui consiste à feindre de proposer son aide à l’ennemi afin de pouvoir mieux l’abattre. Elle séduit le général qui lui permet de s’installer dans son camp et la convie même à un banquet (ch.8-10). C’est le meurtre d’Holopherne (Jdt 13, 6-8) que Prudence décrit avec brio en restant au plus près de sa source : il peint d’abord le chef ennemi libidineux, débauché et impudique (v.61-63) dans un portrait qui correspond au héros biblique dont la passion s’accroît lors du banquet qu’il a offert et à l’ivresse où il est plongé lorsqu’il est laissé seul avec Judith (Jdt 12, 12.16 ; 13, 2)(15) ; le lit somptueux où se déroule la scène (v.62) rappelle la description biblique (Jdt 10, 21) (16) . En revanche, le poète latin condense en quelques expressions brèves la décapitation d’Holopherne développée en trois versets dans le texte biblique (Jdt 13, 6-8) : il met au premier plan la tête tranchée du chef ennemi (v.60-61: cervix Olofernis/ caesa) avant de montrer le geste de la « rude Judith » (v.62 aspera Iudith) qui « réprima par l’épée sa folie impudique » (v.63: incestos compescuit ense furores) ; le vers 64 de Prudence évoquant « le trophée glorieux » (famosum tropaeum) remporté par l’héroïne correspond au verset biblique où elle montre au peuple la tête d’Holopherne (19, 15) ; l’expression du vers 65 où Judith est louée pour avoir vengé la Chasteté humiliée transpose quelque peu les paroles d’Ozias dans la Bible où c’est le peuple juif qui est présenté comme tel (Jdt 13, 20) ; toutefois l’adverbe caelitus qui souligne l’aide divine lors de cet exploit respecte le sens profond du texte initial et correspond aux prières ferventes qui sous-tendent constamment l’action de l’héroïne dans le récit biblique (Jdt 9 ; 12, 8 ; 13, 4-5).

   Le second personnage biblique héroïque dans le corps de l’épopée est celui de Job, présenté aux côtés de la Patience qui vient de triompher de la Colère (v.162-171). C’est la seule fois dans le récit qu’un personnage réel se mêle aux Allégories. Là encore, le poète reste très fidèle à sa source : il fait précéder le nom du patriarche par une périphrase élogieuse qui le qualifie de "héros éminent " (v.163 egregio ...uiro). De fait, quelle meilleure illustration de la patience aurait pu choisir le poète latin que la manière dont Job supporte admirablement les épreuves successives qu’il subit et qui sont relatées dans le Livre de la Bible qui lui est consacré ? Sa patience indéfectible justifie pleinement que Prudence le désigne comme un guerrier qui a participé aux rudes combats de son chef (v. 163-164). Son front encore soucieux et son essoufflement s’expliquent aisément par les « batailles » qu’il vient de livrer (v.165) (17). Les nombreux malheurs qui l’ont assailli sont en effet évoqués dès le prologue du Livre qui porte son nom : alors qu’il est au faîte de la réussite, Job cet « homme intègre et droit, qui craignait Dieu et se gardait du mal » (Jb 1, 1), apprend successivement la perte de ses troupeaux et de ses serviteurs, et pour finir la mort de ses fils et des ses filles (Jb 1, 13- 19). Le poète latin rappelle ensuite la guérison des ulcères du héros dont ce dernier s’amuse à compter les cicatrices qui témoignent des nombreuses victoires qu’il a remportées dans cette deuxième épreuve infligée par Satan (Jb 2, 7-8) ; cette autre épreuve, avec les précédentes, constitue la base même du long dialogue qui, dans la Bible, s’instaure dans le débat entre Job et ses amis : comment la sagesse divine permet-elle la souffrance de l’innocent ? On se rappelle à ce propos la magnifique et douloureuse « psychomachie » qui se déploie alors aussi bien chez les proches du héros que chez le sage lui-même au cœur de la quarantaine de chapitres que compte la version poétique du livre. Mais Prudence ne s’attarde pas sur ce débat qu’il suppose connu du lecteur et, dans les trois vers qui concluent le portrait du héros (v.169-171), il se rapproche surtout de l’épilogue en prose de sa source : une fois rétablie chez Job la confiance en Yahvé, ce dernier non seulement fait recouvrer à son serviteur fidèle sa fortune antérieure, mais encore il l’augmente, comme en témoignent les versets 10 et 12 du chapitre 42(18) .

   Un troisième personnage majeur de l’Ancien Testament réapparaît ensuite à titre d’exemple cette fois : c’est en effet à l’intérieur d’un discours-celui de l’Espérance qui tire les conclusions du quatrième combat qui a vu l’Humilité triompher de l’Orgueil- qu’est mentionné David triomphant de Goliath (v.291-301). La source la plus ancienne de Prudence se trouve dans le premier Livre de Samuel qui relate notamment l’histoire du héros qui se signala dès son jeune âge par son ardeur à combattre les Philistins lors de rencontres qui se produisaient en bordure du territoire israélite. Le poète campe admirablement le combat du jeune David contre le farouche Goliath dans un énoncé encadré par le rappel de sa victoire (v.291-2 ; 299). Comme sa source biblique, il nomme Goliath en insistant sur sa haute taille et sa jactance (v.291 ; 295-7) que résume l’expression « guerrier violent » (bellator turbidus) du vers 299. Le poète latin condense ainsi plusieurs verset bibliques où étaient évoquées les caractéristiques du personnage (1 S 17, 4-10. 16. 42-44). Il y est présenté comme un géant dont l’armement est longuement décrit (1 S 17, 4-7) ; chez Prudence, c’est surtout son aspect redoutable et menaçant qui est souligné-ce qui correspond aux multiples défis que lance le Philistin à l’armée israëlite tout d’abord (1 S 17, 8-10 ; 16), puis à David en particulier (1 S 17, 42-4). Le contraste entre Goliath et son adversaire est souligné chez Prudence comme dans le récit biblique : à cinq reprises, la jeunesse de David est évoquée dans le texte latin (19) jusqu’à la conclusion de l’épisode où il est désigné comme « cet enfant, dans la jeunesse de sa valeur » (v.30 : ille puer uirtutis pube). Parallèlement, dans la Bible, le héros est présenté comme "le plus jeune des fils de Jessé "(1 S 16, 11) ; ce trait est rappelé lors de son arrivée au camp (1 S 17, 14), puis, dans le même chapitre, par la bouche de Saül (verset 33) ; Goliath le méprise parce qu’il est jeune (verset 42). Sa faiblesse est aussi soulignée par le fait qu’il est incapable de marcher équipé des armes de Saül ; il ne prend donc que sa fronde pour combattre (verset 40). L’offensive mortelle de David contre Goliath est relatée chez Prudence dans une version très proche des textes bibliques (v.232-4). Son ennemi en effet est atteint dès le premier jet de pierre, ce qui correspond exactement aux versets 49 et 50 du premier Livre de Samuel : « David (…) prit une pierre qu’il tira avec sa fronde. Il atteignit le Philistin au front ; la pierre s’enfonça dans son front et il tomba la face contre terre. Ainsi David triompha du Philistin avec la fronde et la pierre : il frappa le Philistin et le fit mourir ». En revanche, Prudence fait l’économie de la suite de l’événement où, dans un trait qui rappelle le geste de Judith, David tranche la tête de son adversaire et la montre au peuple (1 S 17, 51). Ainsi est mise en avant la bravoure exceptionnelle du jeune héros : ceci anticipe d’une certaine façon les nombreuses guerres que mènera David avant et après son règne (ce qui est abondamment rappelé dans le second Livre de Samuel) et que Prudence évoquera deux fois dans la suite de son épopée (v.386-7 ; 805-8).
   Le cinquième combat qui oppose la Sensualité à la Sobriété est illustré par plusieurs exemples bibliques au cœur d’une harangue que la Vertu cette fois doit adresser à ses troupes « médusées » dans un premier temps par les séductions du Vice. La Sobriété oppose aux festins luxueux suggérés par la Sensualité deux épisodes vécus par le peuple hébreu : celui de la soif et celui de la faim apaisées par Dieu lors de la marche au désert vers la terre promise. Prudence condense en cinq vers (v.371-5) les récits développés aux chapitres 17 et 16 de l’Exode et dont les Nombres se font en partie l’écho aux chapitres 20 et 21-les faits présentant une grande symétrie. Dans la Bible, c’est lorsqu’il souffre tantôt de la soif, tantôt de la faim, que le peuple se plaint à Moïse (ainsi qu’à Aaron dans le second cas). Moïse alors présente à Dieu sa requête qui est miraculeusement exaucée. Dans l’Exode, le premier épisode est développé sur six versets (17, 1-6) : l’auteur rappelle d’abord le manque d’eau dont souffre le peuple qui adresse sa demande à Moïse(1-2) ; en effet « le peuple était torturé par la soif en ce lieu » (3). Moïse ayant adressé une prière à Yahvé, ce dernier lui enjoint de prendre le bâton merveilleux qu’il possède et lui fait cette prescription : « Tu frapperas le rocher, l’eau en jaillira et le peuple aura de quoi boire » (6) ; à quelques nuances près, le même épisode est relaté dans les Nombres (20, 1-11). Beaucoup plus sobrement que dans les deux textes bibliques, Prudence évoque en trois vers « la soif du désert » (v.371: sitis eremi) connue par les Hébreux présentés comme « les pères des Vertus » auxquelles s’adresse la Sobriété et « la source que la baguette mystique fit jaillir d’une pierre fendue » (v.372-3: fons (…) quem mystica uirga / elicuit scissi salientem uertice saxi) sans même que les noms de Yahvé et de Moïse soient mentionnés ! Quant à la « nourriture des anges » (v.374: angelicus cibus) à laquelle le poète fait allusion, elle désigne la manne accordée par Yahvé à son peuple par l’intermédiaire de Moïse suite aux récriminations d’Israël : ce scénario très proche du précédent correspond à un long développement dans l’Exode (16, 1-36) et à une relation plus sommaire dans les Nombres (11, 7-9). Deux autres épisodes bibliques sont encore rappelés dans le discours de la Sobriété : l’un évoque le caractère impitoyable de Samuel qui mit à mort le roi Agag en défendant de toucher aux dépouilles des Amalécites vaincus (v.386-392 ; cf. 1 S 15), l’autre le pardon accordé à Jonathan qui se repentit d’avoir violé le jeûne ordonné par Saül (v.397- 402 ; cf. 1 S 14, 24-45).

   Après le sixième combat, celui entre la Cupidité et la Charité, la victoire de la Vertu semble marquer la fin des hostilités avec la défaite complète des Vices. La Paix et la Concorde font alors défiler l’armée des Vertus in hymnis et canticis : cette scène suggère alors au poète une longue comparaison avec Israël célébrant sa délivrance après le passage de la Mer Rouge (v.650- 662). Le poète latin résume considérablement un épisode majeur de la sortie d’Égypte : le récit du passage de la mer, puis le chant de victoire d’Israël constituent un très long développement dans l’Exode (14, 15-31 ; 15, 1-21). Prudence introduit à deux reprises le thème de la célébration d’un événement merveilleux (v. 650-1 ; 658- 660), et réitère, comme son modèle biblique le double miracle opéré par Yahvé : à savoir que les flots s’ouvrent pour laisser le passage aux Israëlites (v.650-3 ; 660-2) tandis qu’ils engloutissent les Égyptiens lancés à leur poursuite (v.653-7).Le passage du peuple d’Israël à pied sec (v.652-3) entre les rivages liquides de la mer en suspension (v.660-2) rappelle à la fois la narration du miracle dans l’Exode : « Les eaux se fendirent et les enfants d’Israël s’engagèrent dans le lit asséché de la mer, avec une muraille d’eau à leur droite et à leur gauche » (14, 21 fin-22. 29) et la célébration qu’en font Moïse et les siens quand ils chantent que « les eaux s’amoncelèrent et les flots se dressèrent comme une digue ; les abîmes se figèrent au cœur de la mer » (15, 8) alors que « les enfants d’Israël avaient marché dans le lit asséché de la mer » (15, 19 fin). La mer qui reflue en engloutissant les Égyptiens constitue le deuxième aspect du miracle (v.653-7) et correspond à la fois au récit de l’Exode –qui donne plus de précisions que le poète latin en nommant les Égyptiens et, dans l’armée de Pharaon, les chars et les cavaliers lancés à la poursuite d’Israël et qui sont engloutis par les flots (14, 27 fin et 28) et au leit-motiv du chant de victoire de Moïse et des siens une fois leur délivrance assurée (15, 1.4.8 fin .12.19), puis au thème célébré par Myriam et toutes les femmes chantant et dansant au son des tambourins (15, 21). Prudence a résumé l’essentiel du texte biblique et, s’il ne reprend pas le schéma récurrent dans l’Exode du peuple qui se plaint à Moïse qui, à son tour, agit selon les prescriptions de Yahvé pour sauver son peuple et exterminer ses ennemis, du moins souligne-t-il que cet événement constitue « un miracle à jamais mémorable du Tout-Puissant » (v.659-660 : mirum ac memorabile saeclis / Omnipotentis opus).

   La dernière partie de l’épopée est consacrée à l’édification du temple de l’âme. Une fois l’Hérésie déchiquetée par l’action des Vertus, la Foi harangue en effet ses troupes afin de réaliser une demeure digne de la Sagesse : pour ce faire, elle développe l’exemple de Salomon qui fit construire à Jérusalem un temple digne de Dieu (v.804-813). Prudence fait ici allusion à la première construction importante du successeur de David et dont le premier Livre des Rois évoque les préparatifs, la réalisation, la dédicace et l’entretien sur plusieurs chapitres (5, 15 à 9, 25). Le poète latin souligne au départ le contraste entre le roi belliqueux que fut David et le roi pacifique que fut Salomon (v.805-8)(20) .Les nombreuses guerres de David étaient en effet racontées dans le second Livre de Samuel et Prudence y fait encore allusion dans une image percutante : « car son père (i.e.David) haletant avait vu ses mains fumer du sang tout chaud des rois » (v.807-8: quoniam genitoris anheli / fumarat calido regnum de sanguine dextra). Les vers suivants rappellent la fondation du temple, désigné comme « l’autel, haute demeure au toit d’or, du Christ » (v.809-810) qui embellit Jérusalem (v.811). Prudence donne seulement quelques traits essentiels de la bâtisse du temple dont la construction est détaillée au chapitre six du premier Livre des Rois ; il en retient surtout la hauteur et l’or qui couvre le toit (cf. 1 Rois 6, 20-22). Il emploie le nom du Christ au lieu de Yahvé ou de Seigneur (21) et termine son évocation par les vers qui annoncent que Dieu sera désormais au repos dans l’arche placée sur un autel de marbre (v.811-3) : il transpose ici le récit biblique concernant le transfert de l’arche d’alliance dans le Saint des Saints (1 Rois, 1-8b) en ajoutant l’autel de marbre qui ne figure pas dans sa source.

   Il est remarquable que les tout derniers vers de la narration épique se terminent par une évocation biblique : en effet, une fois terminé le temple de l’âme, la Sagesse vient y régner. Elle tient dans les mains un sceptre merveilleux où fleurissent continuellement les roses et les lys (v.873-883) : ce dernier fut préfiguré par celui d’Aaron (v.884-7) ; le poète latin insiste à deux reprises sur la sécheresse du rameau du prêtre (v. 885: sicco…cortice ; 887 uirga arida), contrastant avec les fleurs, puis les fruits dont il se couvre (v.885: floriferum ; 887: nouos…fetus). Si Prudence fait l’économie des troubles qui ont précédé ce miracle dans le récit biblique (Nb 16), de l’intercession de Moïse et d’Aaron auprès de Yahvé pour éviter un châtiment à tout le peuple (Nb 17, 6 sq.), il suit très fidèlement l’énoncé concernant le rameau d’Aaron qui, placé avec les onze autres des familles patriarcales dans la Tente de réunion, avait bourgeonné en une nuit « pour la maison de Lévi …Des bourgeons avaient éclos, des fleurs s’étaient épanouies et des amandes avaient mûri » (Nb 17, 23). Le rôle sacerdotal d’Aaron était ainsi confirmé par Yahvé (Nb 18).

   Ainsi, depuis la Préface de son épopée jusqu’à la fin de son récit, Prudence fait revivre au lecteur des épisodes fameux de l’Histoire sainte en respectant de près sa source biblique, ajoutant un arrière-plan historique en quelque sorte à l’action principale menée par les Allégories. Quelques constatations s’imposent après cette première analyse : mise à part la délivrance de Loth dans la Préface, où le poète ajoute des développements à sa source biblique tout en restant dans le domaine du vraisemblable ; dans tous les autres épisodes, il sait trouver des formules lapidaires pour condenser un récit initial beaucoup plus long. D’ailleurs, cette brièveté tient en partie au fait que Prudence choisit toujours pour illustrer sa démonstration la conclusion salutaire-du moins dans les épisodes que nous avons retenus-d’événements qui mettaient gravement en danger un individu ou l’ensemble du peuple juif. Et ce salut repose toujours sur les liens d’une pietas indéfectible entre Yahvé et les siens.
   En insérant ces épisodes bibliques dans son épopée, Prudence s’inscrit d’une part dans le droit fil de nombre de rédacteurs de l’Ancien Testament ; d’autre part il donne une interprétation chrétienne à ces hauts faits de l’Histoire sainte comme c’est souvent le cas dans le Nouveau Testament ; nous le vérifierons aussi brièvement chez quelques autres auteurs latins chrétiens comme chez Prudence lui-même dans le reste de son œuvre.

   La valeur exemplaire des épisodes bibliques dans la Psychomachie est souvent soulignée à travers l’Ancien Testament. Ainsi, l’un des intérêts majeurs des Psaumes consiste à méditer sur le passé d’Israël. Il s’agit de tirer un réconfort de « la pensée des jours d’autrefois », de « méditer sur les hauts faits de Yahvé » (Ps 77, 6.12), d’ « évoquer du passé les mystères » (Ps 78, 2) et de les transmettre de génération en génération pour en tirer des leçons. Au fil des siècles, tout ou partie des épisodes évoqués par Prudence resurgissent pour mettre en valeur tantôt les actions héroïques des ancêtres, tantôt les prodiges accomplis par Yahvé en faveur de son peuple à condition que ce dernier reste fidèle à son alliance : ainsi les exemples du passé doivent être rappelés de manière à susciter une noble émulation pour la postérité qui est invitée à garder une confiance indéfectible en Yahvé : ainsi Il pourra réitérer son appui aux jours de l’épreuve.
   Mais la valeur exemplaire des épisodes bibliques s’enrichit souvent d’une valeur symbolique, ou même nettement préfigurative, comme Ambroise surtout, après Origène, l’avait amplement souligné. Ainsi saint Paul dans ses Épîtres revient maintes fois sur les leçons toujours actuelles à tirer de l’Écriture : par exemple, à propos de plusieurs événements de l’Exode, il écrit aux Corinthiens que ces faits « se sont produits pour nous servir d’exemples, et que nous n’ayons pas de convoitises mauvaises » (1,10, 6) (22).
   Entre l’Ancien et le Nouveau Testament existent des liens encore plus étroits en ce sens que, du point de vue chrétien, le premier préfigure le plus souvent le second qui en est en quelque sorte l’accomplissement : pour nous limiter à deux exemples fameux, dans l’Évangile de Luc, le Christ ne cesse d’expliquer sa parole en s’appuyant sur les Écritures depuis le début de sa prédication dans la synagogue de Nazareth (4, 16-21) jusqu’à sa rencontre avec les pélerins d’Emmaüs (24, 25-27). C’est cette unité, cette complémentarité dont Prudence se fait l’écho, comme nombre d’autres auteurs latins chrétiens, dans la Psychomachie comme dans tout le reste de son œuvre.

   La Préface de l’épopée de Prudence combine admirablement valeur exemplaire et valeur figurative en ce qui concerne les principaux événements de la vie d’Abraham. On sait à quel point dans l’Ancien Testament Abraham est donné de façon récurrente comme un exemple de foi inconditionnelle en Dieu qui le récompensera de sa piété par une descendance innombrable (cf.Jos 24, 3 ; Is 51, 2 ; Si 44, 19-23). Dans le Nouveau Testament, les Épîtres de saint Paul (Rm 4, 1-25 ; Ga 3, 8-9) comme l’Épître aux Hébreux (11, 8-12 ; 17) notamment donnent encore Abraham-et parfois Sara- comme des exemples de foi. C’est surtout cette vertu que mettent en valeur à propos d’Abraham les premiers écrivains latins chrétiens de Tertullien (De patientia VI, 1-2) à Dracontius (Laudes Dei II, 625-638). Prudence lui-même continue dans cette voie dans l’Hymne XII du Cathémérinon (v.45-48). Mais, dès le premier mouvement de la Préface de la Psychomachie, Prudence précise davantage les conséquences que les chrétiens doivent tirer d’un tel exemple : Abraham leur apprend à sacrifier à Dieu ce qu’ils ont de plus cher (v.6-8). Dès le vers 9, on passe insensiblement de l’exemplum à la figura mystica (v.58) car le poète annonce deux événements majeurs de la vie du patriarche : la délivrance par les armes de son neveu Loth (v.15-37) et la naissance d’une postérité agréable à Dieu (v.9-12) ; ceci sert de modèle à l’âme chrétienne pour ses propres combats et leurs conséquences (v.13-4). Ainsi reliés les deux premiers mouvements de la Préface, Prudence rappelle en effet assez longuement la délivrance de Loth (v.15- 37) et la naissance merveilleuse d’Isaac (v.45-9). La longue interprétation de ce double récit prend une couleur nettement chrétienne et figurée comme l’indiquent les deux vers qui l’introduisent :
   « Cette scène est une préfiguration que notre vie doit retracer avec exactitude » (v.50-1 : Haec ad figuram praenotata est linea, / quam nostra recto uita resculpat pede). En effet les âmes fidèles doivent libérer le corps des passions qui l’asservissent (v.52-5) avec l’aide du Christ figuré dans le récit biblique par les 318 serviteurs d’Abraham (v.56-8) (23) . Puis le Christ est nommé explicitement, désigné comme « vrai prêtre auquel sa noble et mystérieuse origine et les « mets célestes » qu’il offre donnent l’envergure d’un Melchisédech « transfiguré » (v.59-61), tandis que, pénétrant dans l’âme comme les trois visiteurs d’Abraham (v.62-3), il permettra que l’Esprit Saint rende féconde l’âme restée longtemps stérile qui enfantera une digne postérité dans la maison du Père (v.64-8).
   Certes la valeur figurée de tel ou tel épisode de la vie d’Abraham avait été inaugurée dès le Nouveau Testament : ainsi l’interprétation chrétienne du personnage de Melchisédech était déjà présente dans l’Épître aux Hébreux (7, 1-3). Saint Cyprien aussi avait vu dans ce prêtre une préfiguration du Christ et dans son offrande celle de l’eucharistie (Ép.63, 4, 1). Quant à la visite des trois personnes à Abraham, Prudence l’explique très clairement comme celle du Christ tant dans l’Apotheosis (v.28-30) que dans le Dittochaeon (IV). D’une manière générale, c’est le Christ en somme qui intervient le plus souvent auprès d’Abraham aux yeux de Prudence, dans l’esprit de l’Apotheosis qui proclame que déjà « le Seigneur (i.e.le Christ), la foi d’Abraham l’avait vu la première » (v.373-4 : aduentum Domini, quem uiderat Abrae/ prima fides). Quant au patriarche et à sa femme Sara, ils figurent clairement l’âme chrétienne qui doit combattre les Vices, garder sa foi envers et contre tout, recevoir chez elle le Christ qui, grâce à l’Esprit Saint lui permettra d’enfanter une postérité digne de Dieu : ainsi sont annoncés dès la Préface les thèmes principaux de la Psychomachie.

   Dans le corps même de l’épopée, la Chasteté en personne cite Judith en exemple comme celle qui avait vaincu la Luxure dans l’Histoire Sainte. La Vertu toutefois voit aussi dans l’héroïne « une femme courageuse qui combattait encore dans l’ombre de la Loi, en préfigurant notre époque (v.66-7: fortis matrona sub umbra/ legis adhuc pugnans, dum tempora nostra figurat) ; elle cite en parallèle la Vierge elle-même qui, en concevant le Verbe fait chair, a fait perdre au Vice tout pouvoir (v.70-86). Entre ces deux ‘exemples, Prudence donne aussi une interprétation allégorique du geste de Judith en évoquant les martyrs chrétiens qui ont également à leur façon « tranché la tête » du Démon (v.68-9). Nous constatons une fois de plus ici la couleur chrétienne que Prudence donne à un exemple biblique : il va plus loin que Dracontius qui citera Judith seulement en tête d’une série d’héroïnes remarquables par leur pudor (Laudes Dei III, 480 sq.)à la suite de saint Ambroise (De officiis III, 13, 82-4). Il rejoint plutôt saint Jérôme qui donne successivement à sa disciple Eustochium Judith, puis la Vierge Marie comme exemples de pudicitia (Épître 22, 21 ; 38).

   Le personnage de Job qui se tient aux côtés de la Patience après la victoire de cette dernière sur la Colère est le seul héros « historique » qui représente dans l’épopée l’incarnation même d’une Vertu. Ainsi Prudence va plus loin qu’Ézéchiel qui cite à deux reprises Job comme exemple d’homme « juste » (XIV, 14 ; 20), plus loin que certains auteurs chrétiens comme Tertullien qui donne pourtant une place prépondérante au patriarche dans son De Patientia (XIV, 2 ; 6), mais seulement comme exemple de cette vertu . D’autre part, Prudence renchérit encore sur la couleur chrétienne de Job en constatant que le héros, après ses épreuves reçoit « des biens qui ne périront plus » (v.171 : non peritura).

   Plus original encore est l’exemple de la victoire de David contre Goliath illustrant la victoire de l’Humilité contre l’Orgueil dans le discours de l’Espérance : il se situe juste après le rappel de la sententia du Christ sur l’élévation des humbles et l’abaissement des orgueilleux dans la bouche de la Vertu qui proclame : « Elle est toujours en vigueur la parole si connue de notre Christ : les humbles se voient élever, les fiers se voient rabaisser » (v.289-290 : Peruulgata uiget nostri sententia Christi:/ scandere celsa humiles et ad ima redire feroces). Certes le jeune héros vainqueur de Goliath est largement célébré dans l’Ancien Testament : mais l’Ecclésiastique insiste surtout sur sa piété (47, 4-5), l’Épître aux Hébreux sur sa foi (11, 32-4). Chez les auteurs chrétiens, saint Ambroise notamment exalte la sagesse de David (De officiis I, 35, 77) ; Prudence lui-même dans le Dittochaeon (XIX, 75-6) met l’accent sur sa jeunesse. Ainsi nous constatons son originalité qui consiste dans son épopée à tirer parti du contraste entre la taille du héros et celle de son adversaire pour opposer l’Humilité à l’Orgueil.

   Après ces trois figures héroïques de l’Histoire Sainte, Prudence évoque aussi trois prodiges non moins connus, tous attachés à l’Exode : les deux premiers, à savoir l’eau jaillissant miraculeusement du rocher et la manne tombant du ciel, sont donnés à titre d’exemple par la Sobriété dans le discours où elle incite ses soldats à ne pas se laisser subjuguer par la Sensualité ; en revanche, le troisième, c’est-à-dire le passage de la Mer Rouge, intervient à titre de comparaison lorsque l’armée des Vertus célèbre son triomphe sur les Vices.

   On sait à quel point les deux premiers prodiges sont largement célébrés dans les Psaumes (e.g. 78, 15-6 ; 24-5 ; 105, 40-1 ; 114B) ; dans le Livre de la Sagesse (11,4 ; 16, 20-1), il s’agit surtout d’illustrer les bienfaits de Yahvé envers son peuple. Chez les auteurs chrétiens comme saint Ambroise( De officiis II,,11, 57) , cela représente l’exemple du bonheur acquis grâce à la vertu ; Prudence pour sa part dans son Cathemerinon (V, 89-92 ;97-100) présente le Christ comme l’auteur de ce double prodige. Dans la Psychomachie, le poète donne une couleur encore plus chrétienne à l’épisode en voyant dans la « nourriture venant du ciel » (v.374 cibus angelicus) une préfiguration de l’eucharistie (v.375-6), selon les paroles mêmes du Christ (Jn 6, 25-35 ; 48-51 ; 58) qui mettait la manne en parallèle avec « le pain de vie » qu’il est lui-même. Saint Paul affirme même aux Corinthiens que ce sacrement était déjà présent chez les ancêtres (I, 10, 3-4). Prudence pour sa part suit dans son épopée plutôt l’exemple de saint Cyprien qui désigne clairement la manne comme une préfiguration du sacrement chrétien (Épître 69, 14, 1 fin). Le troisième prodige intervient non plus à l’intérieur d’un discours, mais sert à mettre en valeur les chants de triomphe des Vertus par une comparaison avec ceux qu’entonnèrent les Juifs après le passage de la Mer Rouge lors de l’Exode. Les « mystica carmina » des Vertus à la fin de leurs épreuves (v.663-4) font écho aux chants des Hébreux à plus d’un titre : Prudence mélange ici en quelque sorte les genres selon la formule de J.Fontaine (25): en effet à la partie narrative rappelant le prodige, il adjoint, comme sa source biblique, une partie lyrique qui le célèbre. Dans les Psaumes, cette célébration revient de façon récurrente (26) avec un développement particulièrement complet dans le Psaume 106 (9-12) où le schéma initial est repris. Du Deutéronome à Isaïe, l’Ancien Testament revient sur ce prodige pour souligner la bienveillance de Yahvé envers son peuple (27) et, chez Isaïe, c’est parfois en relation avec l’espoir du retour de Babylone (11, 15-6 ; 41, 17 sq.). Le Nouveau Testament combine la valeur exemplaire et symbolique du prodige : ainsi l’Épître aux Hébreux l’évoque pour inciter les chrétiens à avoir foi en leur chef (11, 29) ; saint Paul le donne en exemple aux Corinthiens en l’interprétant comme une préfiguration du baptême (I, 10, 1-2 ; 6). Chez les auteurs latins chrétiens, c’est parfois surtout la valeur exemplaire qui en est soulignée. Pour saint Ambroise, le prodige est un exemple de bonheur acquis grâce à la vertu (De officiis II, 4, 10) ; Dracontius en tire des leçons pour illustrer la justice et la toute-puissance divines (Laudes Dei II, 165-175 ; 794-811 ; 812-8) ; saint Jérôme y voit plutôt une préfiguration de l’allégresse d’Eustochium quand elle atteindra le paradis (Ép. 22, 41, l. 4-8) ; saint Ambroise rejoint aussi l’interprétation paulinienne en y voyant un symbole du baptême (De off. III, 18, 108). Quant à Prudence lui-même, il l’utilise plutôt comme une exemple de la puissance divine dans le Peristephanon (V, 481-4), dans l’Hamartigénie (v.471-4) et plus spécialement de la puissance du Christ dans l’Hymne V du Cathemerinon (v.45-88), mais il concilie étroitement sa valeur exemplaire et sa valeur symbolique dans le Dittochaeon (IX).

   Quand les Vertus ont dépecé leur ultime ennemie en la personne de l’Hérésie, la Foi, aux côtés de la Concorde, adresse un dernier discours à ses troupes pour les inciter à édifier le temple de l’âme où régnera le Christ. C’est l’exemple du temple de Salomon que la Vertu donne en évoquant cette fameuse construction. L’Ancien Testament évoque à plusieurs reprises le temple du fils de David : ainsi le deuxième Livre des Chroniques détaille longuement son édification (1-7). Le Livre de la Sagesse fait rappeler par Salomon cet exemple de piété (9, 8). Parmi les Prophètes, Ézéchiel s’inspire largement de ce temple pour évoquer celui qui sera édifié dans la future Jérusalem (40-1). Le Nouveau Testament cite le temple dans un sens de plus en plus spirituel. Ainsi, chez saint Jean, le Christ lui-même désigne le temple comme « la Maison de son Père » (2, 16) ; puis il se désigne lui-même comme le Ttemple qu’il reconstruira en trois jours (2, 19-21). Chez saint Paul, le temple est déjà le plus souvent celui de l’âme chrétienne (28). Dans le reste de son œuvre, Prudence pour sa part évoque plusieurs fois le temple de Salomon. Dans l’Apotheosis, il oppose ce dernier fait de mains d’hommes, qui a été détruit (v.512-3 ; 537) au temple des chrétiens construit par le Verbe du Seigneur (v.518-536) ; dans le Cathemerinon, il compare clairement les cœurs chastes à des temples où la divinité peut pénétrer (IV, 16-8 ;25 sq.) ; dans le Contre Symmaque, Dieu en personne proclame que « c’est un temple d’esprit qu’il aime, et non de marbre » (v.249 : templum mentis amo, non marmoris). C’est la pièce XXI du Dittochaeon qui, en fin de compte, se rapproche le plus de la Psychomachie : elle s’intitule « la construction du temple » et le thème historique condensé dans le premier distique prend clairement un sens symbolique dès le second où il s’agit pour le Christ d’édifier un temple « dans le cœur de l’homme » (v.3 : hominis sub pectore) (29).

   Il est remarquable que le dernier épisode biblique évoqué par Prudence qui concerne le sceptre merveilleux d’Aaron corresponde à la fin de la narration proprement dite juste avant l’action de grâces au Christ. En continuité avec le sceptre de la Sagesse qui vient régner dans le temple édifié par les Vertus, c’est celui d’Aaron qui en est une préfiguration, forma (v.884). Ce rameau est mentionné dans l’Épître aux Hébreux quand l’auteur met en parallèle l’ancienne et la nouvelle alliances et rappelle l’aménagement de la « tente intérieure » avec l’urne d’or qui contenait notamment « le rameau fleuri d’Aaron » (9, 4), en précisant qu’il s’agissait d’une « figure pour la période actuelle » (9, 9). Prudence pour sa part combine admirablement la valeur exemplaire et la valeur symbolique du prodige quand il chante l’épiphanie du Christ en se souvenant aussi d’Isaïe (11, 1) dans un quatrain de l’Hymne XII du Cathemerinon : « Voici qu’une fleur de David/ naît sur la tige de Jessé/ verdoyant sur le bois du sceptre./ Elle vient régner sur le monde » (v.49-52 : Iam flos subit Dauiticus,/ radice Iessea edito,/sceptrique per uirgam uirens/ rerum cacumen occupat).

   Ainsi, dans ces différents épisodes bibliques qui émaillent la Psychomachie, Prudence, à l’instar de ceux qui rédigèrent l’Ancien et le Nouveau Testaments, d’autres écrivains latins chrétiens, et comme il le fait parfois lui-même dans le reste de son œuvre, insiste tantôt sur leur valeur exemplaire, tantôt sur leur valeur symbolique et combine aussi parfois les deux. Que ces épisodes constituent des préfigurations du Nouveau Testament tend à renforcer les liens des chrétiens avec la plus ancienne tradition hébraïque. On sait à quel point au IV°siècle, tout particulièrement sous l’impulsion de saint Ambroise, la lecture allégorique de la Bible permit notamment aux chrétiens de langue latine d’enrichir et d’enraciner leur foi, d’approfondir les liens entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliances. P.Brown a rappelé à cet égard l’exemple de saint Augustin, fervent adepte de l’évêque de Milan (30) . Prudence pour sa part christianise à des degrés divers les épisodes bibliques que nous avons cités en permettant, comme il l’affirme dans l’Apotheosis, d’y découvrir déjà « le Christ, écrit symboliquement dans les allégories énigmatiques de la Loi mystérieuse » (v.330-1: profundae/ legis in effigie scriptum per enigmata Christum) (31).


   Ce n’est pas un hasard si nombre de ces épisodes n’ont cessé d’avoir, au-delà de leurs sources hébraïques auxquelles le christianisme a largement puisé, un retentissement considérable dans la littérature et dans l’art. Leur grandeur édifiante concilie en effet les deux formes de sublime qui, selon É.Auerbach, ont contribué à former la représentation de la réalité dans la littérature européenne (32); notamment, si l’on se remémore la formule du savant selon laquelle le récit hébraïque est « chargé d’arrière-plan » ; précisément, quand il analyse le texte du sacrifice d’Isaac , on songe à l’arrière-plan chrétien qu’a donné le peintre Chagall au tableau de son Message biblique qui représente cette scène pathétique au premier plan, tandis qu’on aperçoit dans le fond, dans l’ombre, le Christ montant au Calvaire. Comment ne pas reconnaître une continuité entre cette scène peinte au milieu du XX°siècle et les œuvres d’art des premiers chrétiens comme le sarcophage de Junius Bassus (du milieu de IV°siècle) où à la scène d’Abraham sur le point de sacrifier Isaac correspond celle où le Christ est arrêté au mont des oliviers (33)?
   Prudence s’inscrit donc dans le courant des auteurs et des artistes qui, par le truchement de la beauté, appellent, qui le lecteur, qui le spectateur, à apporter à leur chef-d’oeuvre le couronnement indispensable auquel aspire ardemment la Muse Clio dont Péguy se fait l’interprète dans son Dialogue de l’histoire et de l'âme païenne.





Notes:

1.Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien, Paris, 1981, p.209.
2.Voir e.g. M.Testard, Chrétiens latins des premiers siècles, Paris, 1981, p.15 sq.
3.Prudence et la Bible, R.E.Aug. 18, 1983, p. 90 et passim.
4.Pour nos références et nos citations des auteurs chrétiens, nous utiliserons celles de la C.U.F. et pour celles des textes bibliques la Bible de Jérusalem, Paris, 1956, et la T.O.B., Paris, 1988.
5.Nous utiliserons dans nos citations le texte établi et traduit par M.Lavarenne (Prudence, tome III, C.U.F., Paris, 1963).
6.Gn 13, 16 ; 15, 4-6 ; 17, 4 ; 22, 15-18.
7.Le patriarche est d’abord appelé Abram par son père Térah (Gn 11, 27) ; Abraham désignerait « le père d’une multitude ». En fait les deux noms paraissent être deux variantes dialectales dont la signification serait : « le père est élevé » ou « le père aime » (T.O.B., p.75, n.w).
8.Le juste est l’homme que sa rectitude et sa soumission rendent agréable à Dieu (cf. Bible de Jérusalem, p.22, n.a).
9.« Les gens de Sodome étaient de grands scélérats et pécheurs contre Yahvé » (Gn 13, 13) ; ce dernier punit leurs fautes en les détruisant, mais en épargnant Loth (Gn 19, 29).
10.Le terme de pietas s’applique à la fois à une guerre approuvée par la divinité et au respect des liens de parenté.
11.Prudence ne mentionne ni le lieu de la scène, ni la bénédiction prononcée par le roi-prêtre, ni le don de la dîme par Abraham (Gn 14, 19-20).
12.La T.O.B. propose de voir dans ces trois hommes le Seigneur et les deux anges qui iront à Sodome (p.77, n.e.). La Bible de Jérusalem note que beaucoup de Pères de l’Église y ont vu l’annonce du mystère de la Trinité (p.24, n.a).
13.G.Genette rappelle que cette alternance entre le dramatique (mimesis) et le narratif (diegesis) est déjà perceptible dans l’épopée profane (cf. « Frontières du récit », Figures II, Paris, 1969, p.50sq.)
14.Nous observons en effet le décompte suivant : « Judith et Holopherne » (v.60-65=6 vers) ; « Job » (v.162-171=10 vers ; « Adam » (v.223-227=5 vers) ; « David et Goliath » (v.291-304=14 vers) ; « Soif et faim des Hébreux au désert » (v.371-375=5 vers) ; « Gloire de David à la guerre » (v.386-387)=2 vers) ; « Samuel exécutant Agag » (v.388-392=5 vers) ; « Saül épargnant Jonathas » (v.397-402=6vers) ; « Lapidation d’Achar à Jéricho » (v.536-544=9 vers) ; « Passage de la Mer Rouge » (v. 650-662=13 vers) ; « Temple de Salomon » (v.804-813=10 vers) ; « Sceptre d’Aaron » (v.884-887=4 vers), soit un total de 89 vers. D’ailleurs, en soustrayant des 915 hexamètres qui constituent l’ensemble de l’épopée l’invocation au Christ (v.1-20) et l’action de grâces de la fin (v.888-915), nous obtenons un total de 867 vers qui se rapproche presque exactement de notre calcul des rapports entre la totalité des épyllia et les épisodes bibliques que y sont insérés.
15.Le texte biblique insiste même davantage dans ce dernier verset sur la faiblesse d’Holopherne « effondré sur son lit, noyé dans le vin ».
16.La Bible de Jérusalem propose pour ce verset : « Holopherne reposait sur un lit (…) rehaussé d’émeraudes et de pierres précieuses » ; la T.O.B. préfère « Holopherne se reposait sur son lit, sous sa moustiquaire faite de pourpre, .d’or, d’émeraudes et de pierres précieuses serties ».
17.L’expression multo funere du vers 165 s’applique aussi bien à notre avis aux pertes que Job a subies dans la réalité qu’aux ennemis intérieurs dont il a eu raison dans ses épreuves physiques et morales.
18.« Yahvé restaura la situation de Job (…) et même Yahvé accrut en double tous les biens de Job » et « Yahvé bénit la condition nouvelle de Job plus encore que l’ancienne ».
19. Voir les vers 292 (inualida..manu), 292-3 (puerilis…dextera), 298 (pueri..parui), 299 (teneris..annis) et 300 (ille puer).
20.Deux chiasmes soulignent ce contraste : le sujet (Salomon), désigné par deux périphrases qui insistent sur son caractère pacifique (pacifer heres, successor inermus) est encadré à chaque fois par un complément qui rappelle le caractère belliqueux de son père (regni…/ belligeri ; armatae aulae v. 805-6).
21.La Bible de Jérusalem traduit « Il bâtit le Temple de Yahvé » et la T.O.B. « Il bâtit la Maison du Seigneur ».
22.Voir aussi le chapitre 11 de la même Épître (cf. aussi Rm 15, 4 ; 2 Tm 3, 16).
23.Le nombre 318 symbolise le Christ d’après le chiffre grec T I H : T figurant la croix, I et H étant les deux premières lettre du nom de Jésus en grec.
24.J.C.Fredouille, dans son édition de l’ouvrage aux Sources chrétiennes (Paris, 1984), renvoie notamment à l’étude de Pétré, L’exemplum chez Tertullien, Dijon, 1940, p.94-5.
25.Voir « Le mélange des genres dans la poésie de Prudence » in Forma futuri (Mél. M.Pellegrino), Torino, 1975, p.755-777.
26.Ps 66, 6 ; 74, 13 ; 77, 17 ; 78, 13. 53 ; 114, 1-5 ; 136, 15-6.
27.Dt 11, 3-4 ; Jos 24, 6-7 ; Sg 10, 18-20 ; 19, 7-9 ; Is 43, 16-17 ; 51, 10 ; 63, 12.
28.Par exemple dans Ep 2, 22. Voir aussi les nombreuses références dans l’édition de la C.U.F., Tome III des œuvres de Prudence, n.3, p.78.
29.Pour une analyse approfondie de la construction du temple de l’âme, on consultera la belle étude de L.Gosserez, Poésie de lumière, une lecture de Prudence, résumé dact. de la thèse soutenue en 1996, p.224-40.
30.La vie de saint Augustin, Paris, 1971, p.119 ; 303 ; 309 sq.
31.Voir aussi les vers 334-5 : « Nous au contraire, nous voyons le Christ de près en écartant tout voile, nous regardons Dieu à visage découvert » (At nos reiecto Christum uelamine coram/ cernimus atque Deum uultu speculamur aperto) ; Prudence oppose ici aux chrétiens les juifs encore aveuglés sous Moïse (qui lui-même se voilait la face devant Dieu).
32.Mimesis, Paris, 1968, p.20-1. Voir aussi sur cet épisode l’Encyclopédie littéraire de la Bible, Paris, 2003, p.52 et 81.
33.A.Grabar, Le premier art chrétien, Paris, 1966, p.246 sq., fig.273.

Redécouverte de la sainte Anne trinitaire de Léonard de Vinci









"Sur l'image inachevée de sainte Anne"


Afin que des Anciens, en ta perfection,
Tu ne vainques les célèbres tableaux,
Le grand Vinci, ton peintre,
Anne, s'en est allé.
Mais plus que la Vénus qu'Apelle n'acheva,
C'est toi que la postérité,
Admirante et zélée,
Vénèrera."

J.LASCARIS

(Epigrammes, Paris, 1527)





mardi 13 mars 2012

Un poète chante le dieu Mars

"Belliqueux Mars,dépose un moment ton bouclier et ta lance; sois-moi propice et libère ta chevelure
resplendissante de ton casque"
Bellice, depositis clipeo paulisper et hasta,
Mars, ades et nitidas casside solue comas.
"Mars devait être honoré par le Latium, parcequ'il préside aux armes. C'est par les armes que cette nation farouche a conquis fortune et gloire."
Mars Latio uenerandus erat, quia praesidet armis:
Arma ferae genti remque decusque dabant.

(Ovide, Fastes III, 1-2; 85-86) : quand Mars était le premier mois de l'année romaine.

samedi 7 janvier 2012

Nostalgie des Saturnales et promesse de vengeance

Iam tristis nucibus puer relictis/ clamoso reuocatur a magistro
(Déjà l'enfant, triste de quitter ses noix, est rappelé à l'école par la voix assourdissante du maître.)
et blando male proditus fritillo,/ arcana modo raptus e popina,/aedilem rogat udus aleator.
(trahi par le bruit malheureux de son cher cornet à dés, le joueur éméché implore le pardon de l'édile).
Saturnalia transiere tota,/nec munuscula parua nec minora/misiti mihi, Galla, quae solebas.
(Tout le temps des Saturnales est passé/ et, Galla, tu ne m'as envoyé ni les tout petits cadeaux, ni de moindres que les habituels).
Sane sic abeat meus December:/ scis certe, puto, uestra iam uenire/ Saturnalia, Martia Kalendas;
(eh bien, que mon mois de décembre s'en aille ainsi: assurément tu sais, à mon avis, que vont venir vos Saturnales (i.e. les Matronalia).
tunc reddam tibi, Galla, quod dedisti.
(alors je te renverrai, Galla, ce que tu m'as offert.)
Martial (poète latin du 1er s.)