jeudi 27 octobre 2011

Parcours et vertus de saint Martin

« PARCOURS ET VERTUS DE SAINT MARTIN DANS LA VITA ET LES EPISTULAE DE SULPICE SEVERE »
(Conférence à l'Université de Nice ; à consulter dans Rursus 3 / 2008 Varia)





Candes –Saint-Martin : vitrail du maître autel.



   Quand au printemps 397 paraît la Vita Martini de Sulpice Sévère, précédant de peu la mort du Saint le 11 novembre de la même année, l’Empire romain et l’Église chrétienne viennent de connaître une période paradoxale où leur histoire apparaît encore intrinsèquement imbriquée,même si celle qui représente la Cité de Dieu ici-bas connaît un épanouissement et une extension extraordinaires tandis que la Cité terrestre, l’Empire romain, entre le règne de Constantin et celui de Théodose qui ont réunifié l’Empire, connaît nombre de bouleversements dus aux guerres civiles et aux pressions des Barbares à l’Ouest et à l’Est .
   Constantin en effet a réuni l’Empire après avoir successivement battu Maxence au pont Milvius (312) puis Licinius (324). Théodose, après avoir vaincu Maxime (379), règnera jusqu’en 395. Entre temps, les Alamans avaient franchi le Rhin et avaient été battus par Julien en 357.La guerre en Asie avait sévi de 360 à 363.En 378, Valens mourait à Andrinople sous les assauts des Wisigoths.
   En somme, la Pax Romana était menacée à l’intérieur comme à l’extérieur : on comprend dès lors l’importance prise par l’armée à cette époque.
   Cette période a été cependant souvent qualifiée d’âge d’or pour le Christianisme (Daniélou et Marrou, 1963 ; J.C.Fredouille et M.Testard, 1978) En effet le début du siècle a vu la fin des persécutions en 313 lors de ce qu’on a appelé « l’Edit de Milan » qui a permis la liberté des cultes dans l’Empire et a vu l’avènement de princes chrétiens dont Constantin est le premier représentant.
   Toutefois la paix de l’Eglise est compromise à la fois par l’arianisme et le règne de Julien dit « l’apostat » (361-363). Malgré tout, l’extension du Christianisme est considérable, « l’Eglise vit au grand jour » ( Testard ) .Les lieux de culte se multiplient tandis que les fastes de la liturgie se développent. La ferveur populaire s’accroît et l’aristocratie est amplement convertie, parfois même attirée par le monachisme, tandis que l’approfondissement doctrinal de l’Eglise suscite nombre de conciles et de synodes locaux.

   C’est dans un tel climat que, selon l’expression de J.Fontaine (S.E.L. 12 Fév.05) on atteint « les cimes de la production littéraire de l’Antiquité tardive » .Chez les auteurs chrétiens, qu’il nous suffise de citer quelques grands noms parmi les Pères de l’Eglise : Saint Hilaire de Poitiers ( 315-367) , Saint Ambroise de Milan (339 ?-397), Saint Jérôme (347-419) qui à partir de 385 se fixera en Orient et Saint Augustin qui deviendra évêque d’Hippone (354-430) . Dans l’Occident latin, ce 4e s. voit le christianisme s’implanter solidement dans toutes les provinces de l’Empire. De plus, les mesures anti-païennes vont s’accroître : en 380, l’Edit de Thessalonique impose la foi romaine et porte aux autres religions une condamnation de principe ; de 386 à 391 plusieurs édits de Théodose vont persécuter le paganisme : les célébrations seront interdites en public, les sanctuaires et les statues des païens seront détruits ; en 393 même les Jeux Olympiques seront abolis.

   Toutefois la conversion des campagnes ne se fait pas sans difficultés. Une partie de l’aristocratie aussi reste attachée à la vieille tradition religieuse, surtout les Sénateurs.
   L’affaire de l’Autel de la Victoire à Rome symbolise particulièrement la confrontation entre chrétiens et païens. De 384 à 394, l’autel de la Victoire qui depuis Auguste était placé dans la Curie à Rome amène une confrontation entre Symmaque, préfet de Rome, et Saint Ambroise : l’autel sera enlevé, puis replacé, avant d’être enlevé définitivement. La cause chrétienne prévalut, comme le confirme le Contre Symmaque du poète Prudence.
   La foi chrétienne se manifeste chez des écrivains laïques : en poésie, de manière assez discrète chez Ausone, mais de façon très engagée chez Prudence. Et c’est la ferveur d’un chrétien laïque qui a fait connaître les événements majeurs de la vie d’un Saint de ce siècle qui pour sa part n’a laissé aucun écrit, mais est devenu l’objet d’un culte déjà de son vivant, mais encore plus à partir de sa mort. Il s’agit de Saint Martin autour de la vie duquel s’articule la majeure partie de l’œuvre de Sulpice Sévère, notamment la Vita et les Epistulae.
   Qui était Sulpice Sévère ? Nous connaissons sa biographie par quelques anecdotes à travers son œuvre, mais surtout grâce à la correspondance échangée avec Paulin, son ancien condisciple à l’Université ; Sulpice était né en Aquitaine dans les années 360, issu d’une riche famille de l’aristocratie gallo-romaine. Sa position sociale fut encore accrue par son mariage avec la fille d’un consulaire et d’une noble dame du nom de Bassula. Il fit ses études à Bordeaux dont l’Université connaissait alors un grand rayonnement. C’est là que Paulin de Nole avait fait ses études et connu une belle carrière avant de renoncer aux biens matériels pour se consacrer à une vie monacale. Dans cette Aquitaine où la culture romaine était florissante, Sulpice acquit la célébrité comme avocat –Paulin admirait son talent oratoire dès l’Université- et ceci explique parfois l’aspect apologétique de son œuvre. Si l’on ignore la date de son baptême, on sait qu’il se convertit à la vie ascétique à partir de 393 sans doute du fait de la mort précoce de sa femme et sous l’influence de sa belle-mère Bassula, elle-même fervente de l’ascétisme. « Saisi d’une impulsion soudaine » (L.Pietri, p.2) il commence à se dépouiller pour ne plus songer qu’à « l’accroissement de son patrimoine céleste » et se retire dans son domaine de Primuliacum. L’influence conjuguée de Martin et de son ami Paulin favorisa largement cette « conversion ».
   La retraite de Sulpice à Primuliacum ,comme l’a suggéré J.Fontaine, est une sorte de variante chrétienne du secessus ad uillam des Romains lettrés. Cette vie ascétique est d’ailleurs « tempérée » car, si Sulpice et ses amis logent bien dans des cellules, couchent sur des paillasses et se vêtent de palliums en poil de chameau, cette vie bénéficie des avantages d’une riche demeure aristocratique. La solitude est rompue par la visite des propriétaires des alentours et des voyageurs venus de Tours et d’Orient (cf les Dialogues ). Si les entretiens restent pieux et centrés sur la personne de Martin, la culture classique n’en est point bannie chez des lettrés qui se veulent à la fois Christiani et Ciceroniani (cf Jérôme, Ep. 22) .
   C’est dans cette retraite que Sulpice rédigea notamment la Vita Martini qui parut en 397 ainsi que les 3 Epîtres adressées à des admirateurs de Martin, le prêtre Eusèbe, le diacre Aurèle ,sa belle-mère Bassula en 397 et 398 .
   Quelques années plus tard (403-404) furent rédigés les Dialogues entre l’auteur, Postumianus et Gallus, sans compter les Chroniques sur l’histoire de l’univers dont la fin du L.II (400-404) est consacrée à l’affaire priscillianiste et au rôle qu’y joua Martin.
   Le but de Sulpice Sévère est avant tout dans la majorité de son œuvre de faire connaître la vie du Saint et ses mérites.
   Avant la parution de la Vita Martini , la Vie de Saint Antoine, un ermite de Haute Egypte, avait été rédigée par Athanase , l’évêque d’Alexandrie, puis traduite du grec en latin par Evagrius d’Antioche avant 388. Saint Augustin rapporte précisément comment la lecture de l’ouvrage avait suscité des vocations de vie ascétique jusque dans l’empire d’Occident (Conf.VIII) : il constate, comme le rappelle P.Brown , la multitude des monastères qui s’organisent autour de Milan et le grand nombre de « ceux que les carrières normales et les liens traditionnels de classe et d’éducation ne parvenaient plus à retenir ». En évoquant les exploits d’Antoine et ceux de Martin, J.Fontaine parle d’un « concours de sainteté ». En effet, tout comme Athanase l’avait fait pour Saint Antoine en Orient, Sulpice veut donner à l’Occident l’image d’un Saint hors du commun . Mais, aux yeux de son disciple, Martin en Occident égalera et même surpassera les ascètes orientaux comme le confirmeront les Dialogues. Son ami Paulin écrit à Sulpice à propos de la Vita qu’il vient de lire : « Tu es donc béni du Seigneur pour avoir relaté, avec autant de dignité dans le style que de justesse dans les sentiments, l’histoire d’un si grand évêque et d’un confesseur aussi éclatant. Mais bienheureux, lui aussi, en récompense de ses mérites, pour avoir mérité un historien digne de sa foi et de sa vie, et de se trouver ainsi doublement consacré à la gloire divine par ses mérites, à la mémoire des hommes par tes écrits. »( Ep.11, 11).
   Cet éloge de Paulin correspond aux desseins mêmes de Sulpice qui d’après son ami a appliqué les règles de l’aptum où la forme est adaptée au fond.L’éloge christianise un thème classique illustré notamment par Horace qui soulignait dans l’Ode à Auguste (4, 14, 3sq.) l’importance d’un bon écrivain pour relater la vie d’un grand homme, uirtutes aeternare.
   Sulpice lui-même nous confie dans ses œuvres ses propres ambitions : dans la Vita, c’est surtout dans les préliminaires et dans la conclusion.
   La lettre de dédicace à Didier, sans doute un aristocrate converti à l’ascétisme et connu aussi de Paulin, se conforme aux lois du genre épistolaire avec le salut au début, l’adieu à la fin, et comporte à chaque fois une déclaration d’amitié. La profession d’humilité de l’auteur reste conforme aux topoi de la rhétorique prônés par Cicéron et Quintilien : l’ouvrage est qualifié de libellus, diminutif qui accentue cette modestie affichée ; puis Sulpice emprunte à Horace la métaphore de la séquestration qui compare l’œuvre à un esclave qui s’échappe pour arriver jusqu’aux lecteurs. Ensuite l’auteur affirme la prépondérance des res sur les uerba en opposant l’éloquence à la foi selon un procédé que l’on retrouve notamment chez deux illustres de ses coreligionnaires contemporains, Saint Jérôme et Saint Augustin ; il met en parallèle les orateurs et les pêcheurs, évoquant ainsi l’humble origine de certains apôtres qui ont transmis l’Evangile. Toutefois il considère comme un devoir de piété d’exposer les « vertus d’un si grand homme », reprend sa profession d’humilité pour évoquer ses études peu approfondies et dont il s’est déshabitué , enfin il tend même à s’effacer, au propre et au figuré, devant son sujet dont seul le héros est important.
 Dans la Préface, Sulpice reprend les thèmes traditionnels exposés par nombre d’écrivains profanes tout en soulignant l’originalité d’un dessein chrétien. Même si les écrivains profanes avaient de nobles desseins en proposant une historia magistra uitae (Cicéron), notamment dans les exemples tirés de la vie des grands hommes et désiraient ainsi acquérir l’immortalité (on pense notamment aux Préfaces d’un Salluste ou d’un Tite-Live), pour Sulpice ce type de gloire est éphémère et s’oppose à « la vie bienheureuse et éternelle » à laquelle aspirent les chrétiens. Il évoque encore deux branches maîtresses de l’éducation romaine : la poésie épique avec « les combats d’Hector » qui évoquent Homère et la philosophie avec « les entretiens de Socrate »qui désignent Platon. Il parle à la façon des Apologistes de « fables » et de « tombeaux » pour désigner l’erreur des païens et oppose à un fol héroïsme et à une vaine philosophie l’idéal du chrétien et du saint qui veulent vivre pieusement, saintement et religieusement. Son œuvre sera utile car elle suscitera chez le lecteur une émulation pour accéder à la vraie sagesse, à la milice céleste et à la vertu divine. On retrouve ici la christianisation de l’idéal profane des exempla. D’autre part, rejoignant l’idéal d’un Ammien Marcellin, Sulpice a opéré un choix parmi les faits « les plus saillants » pour ne pas lasser le lecteur et insiste sur son désir de s’attacher à la vérité, comme un témoin ferait une déclaration à la barre. Au fil de la narration, ces desseins de l’auteur réapparaîtront ( Vita 19,5 :souci de la vérité et d’éviter la lassitude ;22,6 : valeur d’exemple d’une anecdote ; 24,8 : véracité des faits) .
   Dans la fin et dans la conclusion de la Vita, il affiche à nouveau sa modestie en s’accusant de maladresse et d’infériorité par rapport au sujet en reprenant le thème classique de l’impossibilité du discours à traduire certaines vérités intérieures (26,1). Il a des mots très durs en conclusion pour les détracteurs et les persécuteurs de Martin en employant à leur sujet des images péjoratives très fortes telles que « cruels serpents » et « chiens aux abois ». Il oppose les saintes personnes qui liront son ouvrage avec plaisir aux incrédules qui auront tort. Le désir d’authenticité et l’amour du Christ l’ont inspiré. Une récompense divine sera accordée aux croyants.
   Dans les épîtres qui suivent la publication de la Vita , on retrouve quelques-unes des constatations faites sur son dessein littéraire : ainsi dans la Lettre à Eusèbe après avoir fait une allusion au succès de son libellus ( 1,1), il rappelle le choix de ne mentionner que les faits les plus importants et l’impossibilité d’embrasser tous les actes du Saint (§8) ; dans la Lettre à Bassula ,il revient sur « la tâche écrasante de faire connaître par la plume tout ce que l’on doit savoir de Martin ».
   Comment Sulpice réalise-t-il son dessein ? Nous le vérifierons en examinant d’abord les principales étapes de son parcours dans la Vita et les Epîtres.
   Les 7 chapitres qui sont consacrés à la première partie de la vie de Martin (2 à 8) nous montrent les différentes étapes de sa vie de chrétien, du catéchuménat à l’épiscopat en passant par le baptême, sa nomination comme exorciste, ses nombreux voyages en Gaule et en Italie, avec quelques haltes dans des ermitages, animé qu’il est d’une foi indomptable qui entraîne des conversions et qui résiste à l’hérésie arienne.
   Les voyages qui ponctuent sa jeunesse sont liés à la vie de son père tribun tout d’abord, puisque sa pueritia se déroule de Sabaria en Pannonie à Pavie en Italie ; puis, à partir de 15 ans son adulescentia et le début de sa maturité le conduiront à suivre l’armée où il servira dans la cavalerie de la garde avec une étape signalée à Amiens et une autre au sud de Trèves. Sulpice souligne les aspirations de Martin à la vie chrétienne dès son âge tendre, puisqu’à 10 ans il demande le catéchuménat , montrant déjà des qualités qui seront illustrées à l’adolescence dans l’épisode du manteau partagé(ch.3) ; il a 18 ans quand « il s’empressa de se faire baptiser »(3, 5). Sulpice passe sous silence les longues années de service militaire ; en revanche, il campe en une scène dramatique le moment où, non loin de Trèves, à la veille d’une bataille contre les Barbares, Martin obtient du César Julien son congé en proposant même à son chef une sorte de deuotio à la manière chrétienne .
   Sitôt libéré du métier des armes, Martin se rend à Poitiers, auprès de Saint Hilaire, élu évêque en 350 , qui le nomme exorciste. Puis, à la suite d’un songe, Martin repart dans sa patrie pour convertir ses parents. Il se sépare de l’évêque avec tristesse, prévoyant les épreuves qui l’attendent. De fait, pendant la traversée des Alpes, il est pris par des brigands ; à celui qui lui demande son identité, il répond qu’il est chrétien, puis se montre tellement ferme et persuasif qu’il convertit le brigand qui le détenait et qui rendit témoignage de ce fait (ch. 5). Après Milan, Martin rencontre le diable qui prend figure humaine : il s’ensuit une déclaration de guerre qui en effet inaugure une série de combats futurs de l’exorciste Martin aux prises avec le démon qu’il qualifie ici d’ « ennemi » (6,1-2 ). Arrivé chez lui, Martin convertit sa mère, mais non son père (§3).
   Un autre combat va être mené âprement par Martin en Illyrie : celui contre les Ariens, les disciples de l’Alexandrin Arius qui refusait au Christ la substance divine du Père et dont la doctrine avait été condamnée en 325 à Nicée (Hilaire à Poitiers, Ambroise à Milan et Augustin à Hippone combattirent avec force cette hérésie). Persécuté par ces hérétiques, Martin revient en Italie où il vit dans un ermitage à Milan jusqu’à ce que l’arien Auxence le chasse ; s’étant alors retiré dans l’île de Gallinara où il se guérit par ses prières, il part pour Rome pour retrouver Hilaire (6, 4-7).
   Ayant retrouvé Hilaire à Poitiers, il fonde un ermitage à Ligugé et s’illustre alors par un premier miracle qu’il obtient par ses prières et sa foi en Dieu : il ressuscite un catéchumène (ch. 7), puis un jeune esclave (ch. 8). Le chapitre 9 couronne la première partie de la Vita : on y voit Martin emmené par une foule enthousiaste de Poitiers à Tours pour y être nommé évêque malgré « l’opposition impie de quelques évêques ».
   Toutefois Martin, tout en remplissant ses fonctions d’évêque, se préoccupe de fonder l’ermitage de Marmoutier un peu à l’écart de la ville : les moines, parmi lesquels se trouvent de nombreux nobles et de futurs évêques, sont soumis à une règle de vie faite d’humilité ( ch.10 ) .
   Cinq chapitres (11-15) illustrent la lutte acharnée de Martin à Tours et dans sa région contre la superstition et le paganisme encore vivaces dans les campagnes : chaque chapitre illustre certes l’action d’un saint thaumaturge, mais qui sait aussi convaincre par sa parole ; de ce fait, si la destruction des sanctuaires et des idoles des païens est constante, églises et ermitages les remplacent aussitôt.
   On voit Martin évêque voyager à nouveau notamment à Trèves (ch.16) et à Paris (ch. 18) où se manifeste sa gratia curationum . Sa lutte contre le démon reste particulièrement intense.
   Très émouvant est le chapitre 25 qui, peu avant la conclusion, relate la rencontre entre Sulpice et Martin où le saint prescrit à ses visiteurs le renoncement aux biens matériels en donnant Paulin en exemple.
   Dans les 2 derniers chapitres, Sulpice insiste encore sur les qualités extraordinaires pratiquées constamment par Martin, ce qui rend d’autant plus odieux ses détracteurs et les incrédules alors que Dieu accordera sa récompense à ceux qui auront cru (ch. 26-27).

   Les 3 lettres rédigées après la mort du saint apportent quelques compléments importants à la Vita : la première concernant à nouveau ses pouvoirs de thaumaturge et les deux autres nous renseignant surtout amplement sur sa mort.
   La lettre à Eusèbe revient d’abord sur le succès qu’a connu la Vita dès sa publication. Sulpice reprend un thème déjà présent dans la Vita à savoir l’impossibilité d’inclure tous les faits et geste du saint dans un volume. Mais la première partie de la lettre laisse exploser l’indignation de l’auteur au sujet des propos ironiques tenus par un individu sur les brûlures dont Martin n’aurait pas su se protéger : à cette calomnie Sulpice répond dans un premier temps par des propos virulents contre ce qu’il considère comme un blasphème. Il rappelle à ce sujet les Juifs insultant le Christ en croix, puis il met en parallèle Martin et les apôtres qui ont couru des dangers comme Paul et Pierre, ce qui lui permet au passage d’accuser le calomniateur d’ignorer l’Ecriture Sainte. A partir de ces exemples fameux, l’auteur affirme que c’est le propre des saints que d’affronter les pires épreuves et d’en sortir vainqueur. Le deuxième volet de la lettre rétablit la vérité en narrant les circonstances lors desquelles Martin fut en partie atteint par le feu dans la sacristie d’une église car il avait tardé à combattre le danger par ses armes habituelles, la foi et la prière. Sulpice conclut en constatant que la sainteté de Martin fut prouvée une fois de plus à cette occasion.
   Les deux lettres suivantes, celle au diacre Aurèle et celle à Bassula apportent un précieux complément à la Vita en ce sens qu’elles concernent les derniers moments du saint et nous permettent de mieux cerner quelques traits au sujet de Sulpice lui-même.
   La lettre à Aurèle nous montre Sulpice méditant dans sa cellule sur l’espérance des choses à venir ; ses autres pensées sont pessimistes et consistent en dégoût du présent, crainte du jugement, peur du châtiment, conscience de ses fautes. Mais dans le sommeil qui suit une telle veille, voici qu’une apparition se présente : c’est Martin tout resplendissant, mais reconnaissable, tenant à la main la Vita, tandis qu’il bénit Sulpice en répétant le nom de la croix ; puis il disparaît dans les cieux entr’ouverts suivi de près par son disciple Clair décédé depuis peu. S’efforçant de les suivre, Sulpice se réveille en sursaut : c’est pour apprendre aussitôt le décès de Martin. Comme dans les chants de deuil, le ton de Sulpice se fait pathétique pour évoquer la profonde douleur qui le saisit alors ; il appelle au secours son ami fidèle pour partager sa peine ; suit un fervent éloge de Martin qui a rejoint désormais le « glorieux troupeau des justes » ; sa vie dans l’au-delà est peinte aux couleurs de l’Apocalypse. En des termes enthousiastes, qui ne sont pas sans évoquer certains Hymnes du Péristéphanon Liber de son contemporain Prudence, Sulpice démontre que, sans verser son sang, Martin a atteint néanmoins « la plénitude du martyr » ;il évoque les persécutions de Néron et de Dèce en suggérant différents supplices que Tertullien avait déjà énumérés en référence à des supplices fameux de l’Ancien Testament- les jeunes Hébreux dans la fournaise et Isaïe torturé- en revenant à saint Paul torturé ; aux yeux de Sulpice qui, comme ses contemporains du IV° s. , avait vu se développer le culte des martyrs les souffrances du saint ont autant mis en évidence « son courage de vaincre, sa patience d’attendre, sa sérénité d’endurer ». Après avoir souligné une fois encore les vertus incomparables du saint, Sulpice réitère sa lamentation funèbre en revenant sur son chagrin et son désarroi. La suite se veut réconfortante : désormais Martin les protègera, lui et son compagnon ; toutefois Sulpice a bien conscience des fautes qui l’alourdissent encore pour suivre le même chemin que le saint. Il attend la venue prochaine d’Aurèle et termine par une formule typique du genre épistolaire à savoir que sa lettre soit une sorte de « conversation » avec son ami.
   La lettre à Bassula apporte comme un couronnement à la vie terrestre de Martin et constitue une sorte de charnière avec sa vie dans l’au-delà désormais comme saint Patron.
   L’entrée en matière se fait sur un ton de reproche : sa belle-mère est tellement avide de connaître le maximum d’informations sur Martin qu’elle prend les sténographes comme complices ; des images fortes de pillages, de vol, de pièges désignent les manœuvres qui empêchent l’écrivain de parfaire des œuvres. Malgré tout, Sulpice lui narre une ultime anecdote de la vie de Martin et surtout un long développement sur ses derniers instants. Martin, raconte l’auteur, avait « la prescience de son décès »qu’il avait confiée à ses frères. Néanmoins son devoir d’évêque l’appelle dans la paroisse de Candes où des clercs se querellent. Il part entouré de ses disciples et en chemin commande à des oiseaux chasseurs de poissons de fuir, car il voit en eux, dit-il, une image des démons qui dévorent leurs victimes.
   La partie la plus importante de la lettre est consacrée aux derniers instants de Martin et à ses funérailles. Le saint est présenté entouré de ses disciples désolés et compatit à leur chagrin de se voir abandonnés par leur pasteur, mais il se confie ainsi que les siens à la volonté divine. Ses derniers jours sont consacrés surtout à la prière, dans des conditions physiques éprouvantes, mais l’âme tendue vers le ciel. Il chasse définitivement le diable par sa foi en Dieu. A sa mort, le saint paraît déjà marqué par la gloire de la résurrection. Une foule immense accourt de toutes parts à ses funérailles, dont un grand nombre de moines. Puis c’est avec l’image biblique du pasteur menant ses troupeaux que vient l’énumération de la multitude des chrétiens venus assister à la gloire du saint : vieux et jeunes, vierges partagées entre la douleur et la joie. Tous sont unanimes à chanter des hymnes jusqu’au lieu de la sépulture Le développement s’achève solennellement par un parallèle entre ces funérailles et une cérémonie de triomphe. Du haut du ciel, désormais, que le saint Patron les protège, lui et sa lectrice, ou plutôt tous ceux qui liront ces lignes.
  Tout au long de ces écrits, Sulpice nous a informés de ce qu’il considère comme les faits les plus saillants de la vie du saint. En réalité, il présente ses différents actes comme la réalisation de « vertus » que nous allons analyser désormais. S’il est parfois difficile de faire le départ entre les vertus ordinaires d’un chrétien et les vertus surnaturelles du saint, nous examinerons d’abord les premières avant de nous attacher aux secondes.

   J.Fontaine a remarqué qu’une constance extraordinaire se manifeste dans les vertus de Martin de l’enfance à la vieillesse selon les normes aristotéliciennes de l’ethos : ce sont des règles qu’observaient des biographes profanes comme Plutarque ou Suétone.
   Les vertus de Martin sont énumérées essentiellement au moment de sa jeunesse dans l’armée, puis dans la conclusion de la Vita, enfin dans la lettre à Aurèle . Durant sa vie de militaire, « il montrait envers ses camarades une grande gentillesse, une charité extraordinaire, et surtout une patience et une modestie surhumaines. Car point n’est besoin de faire l’éloge de sa sobriété » (Vita 2 ,7). Dans le portrait du saint qui conclut la Vita, nous voyons le prolongement de telles qualités : « Jamais il n’y avait que le Christ sur ses lèvres, que la bonté, la paix, la miséricorde en son cœur » (27,1 fin et 2 début).Dans la lettre à Aurèle, on relève encore « le courage de vaincre, la patience d’attendre, la sérénité d’endurer. Ah vraiment ! Quel homme d’une bonté, d’une piété, d’une charité indicibles ! » (13 fin ; 14 début).
   Sans prétendre faire une analyse exhaustive de ses vertus chrétiennes,on constate que son humilité se démontre dès son service militaire quand il échange les rôles entre son esclave et lui, quand Hilaire à Poitiers ne peut le nommer que comme exorciste,quand à Tours avant sa proclamation comme évêque, ses futurs confrères méprisent son aspect pitoyable et quand ,une fois nommé il garde « même humilité dans son cœur, même pauvreté dans son vêtement »(10, 2);  même dans ses derniers instants, il n’accepte comme couche que la cendre et la cilice (Ep.2, 14).Que dire de sa sobriété qui s’exerce dès sa vie de militaire(2, 7) ?qui se concrétisera dans la règle qu’il observe avec ses frères à Marmoutier (10, 7) et qui se retrouve dans sa pratique coutumière de l’abstinence et du jeûne (26, 2). Si sa fermeté et sa faculté de discernement sont surtout flagrantes devant les assauts et les tromperies du diable, elles se manifestent tout à fait humainement devant les individus et les foules païennes, devant les hérétiques et leurs persécutions, devant le César Julien autant que devant l’usurpateur Maxime .
   Intéressons-nous plus spécialement à la vertu de charité : on peut dire qu’il en manifeste toues les nuances, depuis l’épisode bien connu d’Amiens envers un pauvre qui a été qualifié de « charité » (Vita, 3), en passant par la gentillesse envers ses compagnons d’armes, l’affection qui le lie à des personnalités éminentes comme Hilaire à Poitiers, à des amis comme Sulpice,à ses frères et à ses ouailles, sa miséricorde envers les pécheurs qui est encore plus remarquable (Vita 26, 5) ; cette charité, précise Sulpice avec amertume, « même en un siècle froid où elle se refroidit chaque jour jusque chez les saints a néanmoins persévéré jusqu’à la fin en grandissant de jour en jour »(Ep.2, 14).
   Toutefois toutes ces vertus se nourrissent des liens privilégiés entre le saint et Dieu, essentiellement par le truchement de la prière qui ponctue toute la vie de Martin. C’est de cette forme chrétienne de l’ascétisme que découlent nombre de vertus qui transcendent l’ordinaire et dont les effets se manifestent par les avertissements divins sous forme de songes ou d’apparitions . La familiarité avec les anges est un des traits qui caractérisent sa piété, mais le diable assaille aussi le saint de visions et d’apparitions trompeuses. Cette tension entre les forces du bien et les forces du mal-que les Anciens avaient traduite par le fameux apologue d’Hercule entre le Vice et la Vertu- cette tension est illustrée à la façon chrétienne par l’apparition du Christ s’identifiant au pauvre de la porte d’Amiens au début de la Vita et la vision de Satan déguisé en Christ-empereur vers la fin.

Dans un second temps,examinons les pouvoirs surnaturels de Martin, ses uirtutes spéciales que le vocabulaire chrétien,depuis Tertullien, comme l’a rappelé R.Braun, emploie aussi pour désigner les miracles . On sait qu’Arnobe avait notamment développé assez longuement les miracles du Christ et ceux de ses disciples pour prouver la divinité de Jésus aux païens (Adu.Nat.I, 42-57).
   Chez Sulpice la narration du premier miracle de Martin est consacrée à la résurrection d’un catéchumène, à Ligugé. Ce dernier s’était joint à la communauté, attiré par les « règles de vie d’un si saint homme ». Martin, s’étant absenté momentanément, le retrouve décédé à son retour, entouré des frères. Accablé de douleur, le saint fait sortir les frères, s’étend sur le cadavre et prie. Deux heures après, le défunt revient à la vie ; Martin clame alors son action de grâces ; les frères rentrent pour constater la résurrection. Ainsi le catéchumène put recevoir le baptême et, ajoute Sulpice, « fut le premier chez nous à donner matière aux vertus de Martin et à en témoigner ». Et il souligne : « C’est à partir de ce moment que, pour la première fois, le renom du bienheureux prit de l’éclat : ainsi, celui que tous tenaient déjà pour saint, fut aussi tenu pour un homme puissant et vraiment digne des apôtres ».(7, 1-7).Ce premier miracle,un des plus détaillés,avec le décor, les acteurs, le processus de résurrection et la compassion profonde qui sous-tend la scène s’apparente plutôt à la résurrection de Lazare dans le Nouveau Testament et en partie à celle du fils de la Sunamite par le prophète Elisée au second Livre des Rois (4,32,34). Un deuxième exemple de résurrection est donné à propos d’un petit esclave qui s’était suicidé chez un certain Lupicin, « un notable selon ce monde » (8, 1-3).
   Le pouvoir de guérison, après sa nomination comme évêque, est aussi largement illustré. « La grâce des guérisons, écrit Sulpice, était chez lui si puissante que presque aucun malade ne l’approcha sans recouvrer aussitôt la santé »(16, 1).Cinq exemples en sont donnés : le plus long développement concerne la guérison d’une jeune paralysée à Trèves selon un scénario très proche des Evangiles avec une description de la malade, de l’affliction des proches ; aux demandes réitérées du père qui a foi en Martin , pressé aussi par les évêques qui l’entourent, ce dernier après avoir longuement prié guérit la jeune fille (16, 2-7).Chez les Parisiens, la guérison d’un lépreux comporte aussi de fortes connotations évangéliques (18, 3-4). Puis Sulpice énumère trois autres miracles : la fille de l’ancien préfet Arborius est guérie de la fièvre par le truchement d’un objet venant de Martin ( 19, 1-2) ; Paulin est guéri d’une ophtalmie ( 19, 3) ;Martin lui-même est soigné par l’intermédiaire d’un ange (19, 4).

   Un autre type d’exemple des uirtutes de Martin est illustré lors de ses attaques contre le paganisme des campagnes. Chez les auteurs chrétiens latins,depuis Tertullien jusqu’à Saint Augustin, la lutte contre l’idolâtrie avait été très vive et les chrétiens avaient repris et développés les arguments qu’un Isaïe par exemple avait déjà utilisés dans l’Ancien Testament .La première anecdote concernant cette opposition de Martin aux cultes païens ne sert qu’à montrer les pouvoirs du saint capable de figer les acteurs d’un enterrement et de les mouvoir à son gré (Vita 12) ; l’épisode du pin abattu est plus explicite car il suit la destruction d’un temple dans un village et aboutit à la conversion des assistants (Vita 13, 1-8) et Sulpice donne alors une conclusion plus générale en constatant que « les vertus et l’exemple de Martin donnèrent tant de force(au nom du Christ) qu’il ne se trouve(en ces pays)plus un seul endroit qui ne soit rempli d’églises ou d’ermitages en très grand nombre »(Vita 13, 9). Deux autres exemples soulignent les pouvoirs surnaturels du saint ;ils concernent encore la destruction de temples païens : dans le premier cas, Martin freine l’action du feu qui menaçait des édifices(Vita , 14, 1-2) ; dans le second, à Levroux, il affronte une foule de païens qui s’opposaient à la destruction d’un sanctuaire(Vita, 14, 3-7).Toutes ces actions vont de pair avec les attaques que les auteurs chrétiens n’avaient cessé de porter contre l’idolâtrie et que les édits impériaux allaient concrétiser de plus en plus sévèrement jusqu’à la fin du IV°s.

   Mais l’un des leit-motivs qui sous-tendent souvent l’action de Martin devenu chrétien est sa lutte contre le ou les démons : depuis son premier voyage missionnaire au départ de Poitiers (Vita 6, 1-2) jusqu’à ses derniers instants au milieu de ses frères (Ep.3, 16),le saint est affronté à celui que Sulpice appelle d’abord « l’Ennemi » et à la fin «Brute sanglante ». C’est d’ailleurs sous la forme d’un dialogue âpre au style direct que ces confrontations sont évoquées dans ces deux cas extrêmes.
   A plusieurs reprises, le diable apparaît à Martin sous des formes trompeuses (à la façon dont les divinités du mal comme les Furies se présentaient parfois chez les auteurs profanes). Ainsi Sulpice évoque diverses métamorphoses du diable pour tromper Martin : il se présente par exemple « sous les traits de Jupiter, la plupart du temps en Mercure, souvent même en Vénus et en Minerve » (Vita 22, 1) . Il apparaît aussi travesti en Christ-empereur (Vita, 24, 4-8). Mais jamais il ne parvient à tromper le saint qui « le voyait de ses yeux si facilement et si distinctement qu’il le reconnaissait sous n’importe quel aspect : qu’il conservât sa nature propre ou qu’il se transformât prenant les diverses figures du mal spirituel » (Vita, 21, 1). Parfois c’est une foule de démons qui l’accable de ses invectives. L’un des épisodes les plus remarquables de ces confrontations est le dialogue entre le saint et le diable où, aux fautes anciennes de certains moines rappelées par Satan, Martin oppose la miséricorde du Seigneur qui atteindrait même son ennemi si ce dernier se repentait (Vita, 22, 3-5) !
   Quelques scènes d’exorcisme illustrent aussi les pouvoirs de Martin (qui avait reçu d’Hilaire cette fonction ecclésiale) : outre les exemples du Nouveau Testament , ceux des auteurs latins chrétiens depuis Tertullien insistaient sur ce pouvoir spécifique des Chrétiens. Sulpice donne l’exemple de la délivrance de trois possédés : à Trèves , c’est un jeune esclave du proconsulaire Tétradius (Vita, 17,1-4) ; chez un père de famille, c’est un cuisinier (Vita I7, 5-7) ; une autre fois , Martin commande au démon qui a pris possession d’un individu de déclarer si la nouvelle d’une invasion barbare est vraie : en fait dix autres démons l’ont assisté pour répandre de faux bruits (Vita, 18, 1-2) : on assiste ici en quelque sorte à la christianisation des méfaits produits par Fama ou Pauor chez les Anciens. L’un des épisodes les plus développés illustrant ce pouvoir de Martin concerne « une histoire merveilleuse » servant de mise en garde (Vita 22,6) : elle a pour héros le frère Clair, particulièrement vertueux, dans un ermitage proche, qui est confronté à un certain Anatole ; ce dernier feint d’avoir des pouvoirs surnaturels et donne pour preuve de sa « sainteté »un merveilleux vêtement blanc dont il est revêtu ;Clair demande alors aux frères de prier pour savoir la vérité ;mais voici que lorsqu’il veut entraîner le faux prophète chez Martin, l’autre résiste et crie tandis que le beau vêtement disparaît (Vita 23, 1-10) !

   Toutes ces vertus de Martin s’organisent particulièrement autour du thème de la militia Dei ou militia Christi : dès le Livre de Job (Vulg.7, 1), cette image caractérisait la vie de l’homme sur terre. Avec l’Epître aux Ephésiens de Saint Paul (6, 10-17) ce thème avait pris une couleur chrétienne et avait été abondamment exploité par les auteurs latins chrétiens de Tertullien à Prudence dont on se rappelle la fameuse formule célébrant des martyrs militaires :
   Caesaris uexilla linquunt, eligunt signum crucis (Périst.I, 34)
   Pour Martin ce thème est particulièrement approprié vu son long service dans l’armée.Toutefois, pensant aux détracteurs du saint, Sulpice a souligné que dès son enfance Martin aspirait au service de Dieu (Vita 2, 2),que c’est sous la contrainte qu’à l’âge de 15 ans il a été « lié par les serments militaires »(Vita 2, 5) et l’auteur donne un éclat particulier à l’entrevue de Martin avec le César Julien pour demander son congé notamment quand il lui déclare : « Jusqu’ici , j’ai été à ton service : permets-moi maintenant d’être au service de Dieu(…) ;moi, je suis soldat du Christ ». Plus tard, quand, une fois évêque, il tente de détruire un sanctuaire païen, « deux anges armés de lances et de boucliers se présentèrent à lui comme une milice céleste » (Vita 14, 5).
   Quand il guérit la paralysée de Trèves, c’est encore cette image qui est utilisée : « recourant à ses armes coutumières en semblable circonstance, il se prosterna sur le sol et pria » (Vita 16,7).
   Dans les lettres, ce thème réapparaît avec force. Dans la première, Sulpice raconte que, menacé par le feu dans l’église d’une de ses paroisses, « Martin saisit le bouclier de la foi et de la prière » ; d’abord le diable l’avait empêché de « combattre le danger par la foi et la prière » ; puis il avait « repris l’étendard de la croix et les armes de la prière » (13-15).
   Dans la deuxième lettre, à sa mort, « Martin vient de se voir remettre la couronne de justice, après avoir définitivement vaincu le monde et triomphé du siècle » (7).S’il avait vécu lors des persécutions, Martin aurait cherché « la palme du sang » (10 fin). Sulpice évoque encore « les divers combats de chaque jour qu’il livra contre la puissance du mal humain et du mal spirituel » (13).
   La troisième lettre illustre ce thème de façon particulièrement brillante : la longue prière adressée par Martin à Dieu avant sa mort file constamment la métaphore militaire : « C’est un lourd combat que nous menons, Seigneur, en te servant dans ce corps ; en voilà assez des batailles que j’ai livrées jusqu’à ce jour. Mais si tu m’enjoins de rester en faction devant ton camp pour continuer à accomplir la même tâche, je ne me dérobe point…Tant que tu m’en donneras l’ordre toi-même, je servirai sous tes enseignes. Et bien que le souhait d’un vieillard soit de recevoir son congé…mon courage demeure pourtant victorieux des ans ». (13).La conclusion de la lettre sur un ton solennel est consacrée aux obsèques du Saint comparées à une cérémonie de triomphe (21).

   Plusieurs remarques s’imposent après nos diverses analyses concernant ces deux types d’œuvres de Sulpice consacrées à Martin. Il faut aussi s’imprégner de la lecture des Dialogues rédigés vers 404, qui se déroulent entre Sulpice, Postumianus revenant de l’Orient et Gallus disciple de Martin, lors desquels il est question de l’immense succès de la Vita dans le monde et surtout, encore et toujours, des actions et des vertus remarquables de Martin . Une partie du L.II de la Chronique de Sulpice ajoute encore des détails à la vie du Saint.
   Constatons encore que la vie de Martin s’insère dans un contexte de développement inouï du christianisme soutenu, il faut le rappeler, par le pouvoir impérial : les plus grands auteurs latins chrétiens du siècle témoignent des mêmes aspirations spirituelles par leurs actes et leurs écrits. La lutte contre le paganisme ? Elle est illustrée brillamment par l’intervention de Saint Ambroise lors de l’affaire de l’Autel de la Victoire à Rome. Saint Augustin s’y livrera encore au début du V°s. dans la Cité de Dieu. La lutte contre l’arianisme ? Elle a été menée par Hilaire à Poitiers, Ambroise à Milan, Augustin à Hippone.La vocation monastique ? Elle est surtout représentée par Jérôme, alors que Hilaire, Ambroise et Augustin doivent surtout veiller à leurs fonctions épiscopales.
   Mais il faut accorder aussi une attention particulière à l’expansion extraordinaire du culte du Saint après sa mort dont on peut dire qu’il constitue un vrai « miracle », dû à la ferveur du peuple et de l’aristocratie, ferveur qui s’est poursuivie intensément durant le Moyen Age : un nombre extraordinaire de paroisses en Gaule et au-delà se sont placées sous le patronage de Martin tandis que se multipliaient les pèlerinages à Tours.

   Sur le plan littéraire, la Vita Martini restera selon J.Fontaine « pour un millénaire occidental l’archétype admiré de toute œuvre hagiographique » .Deux évêques ont contribué à développer –si possible en l’embellissant et en la complétant- la Vie de Saint Martin d’après les œuvres de Sulpice Sévère : ce furent les évêques de Tours Perpetuus au V°s. et Grégoire au VI°s.qui suscitèrent ou favorisèrent grandement le premier la transposition en vers de la Vita Martini par Paulin de Périgueux et le second celle réalisée par Venance Fortunat ,deux œuvres dont S.Labarre a donné une belle analyse dans sa thèse sur Le manteau partagé ( Paris,1998 ).
   N’omettons pas non plus les deux beaux volumes édités aux Mémoires de la Société archéologique de Touraine (tome 62 et 63), le premier rassemblant 12 conférences martiniennes tenues à Tours d’octobre 96 à octobre 97, le second les Actes du Colloque universitaire tenu également à Tours du 22 au 25 octobre 1997 auquel participaient une trentaine de conférenciers pour célébrer le 16° centenaire de la mort de Saint Martin.
   Il est remarquable que le thème choisi pour ce Colloque ait été celui du partage du manteau, dont J.Fontaine a donné une étude littéraire approfondie et dont il a été souligné que cette scène célèbre avait dès les origines été choisi par des milliers d’artistes qui au fil des siècles ont représenté le Saint faisant ce geste si symbolique de celle qui reste en fin de compte la première de ses vertus, comme elle l’est de toutes les autres pour tous les chrétiens : la charité.


A.M.Taisne.



Bibliographie :


Amat J., 1985, Songes et visions : l’au-delà dans la littérature latine chrétienne, Paris.
Braun R., 1962, Deus Christianorum, Paris.
Brown P., 1971, La vie de Saint Augustin, Paris.
Daniélou J. et Marrou H.I., 1963, Nouvelle Histoire de l’Eglise, Paris.
Fontaine J., 1980, Etudes sur la poésie latine tardive d’Ausone à Prudence, Paris.
Fontaine J., 1967-1969, Sulpice Sévère, Vie de Saint Martin, Paris, S.C. 133,134 et 135.
Fredouille J.C. (et Zehnacker H.), 1978, Littérature latine, Paris.
Labarre S., 1998, Le manteau partagé, Paris, I.E.Aug.
Pietri L., 1975, Saint Martin, Textes de Sulpice Sévère,Suplt Lettre Ligugé (jt-oct.).
Testard M., 1978, Chrétiens latins des premiers siècles, Paris.
Von Harnack, 1905, réimpr.1963, Militia Christi : sur le Christianisme et le service militaire des 3 premiers siècles, Tübingen, Darmstadt.
1997, XVI° centenaire de la mort de Saint Martin, Mémoires de la Société archéologique de Touraine, Tomes LXII et LXIII, Tours.

C.R.Latomus sur D.Fabrini," Il migliore des mondi possibili", Florence, 2007


Evolution et permanence dans les Confessions de saint Augustin

Évolution et permanence dans les Confessions de Saint Augustin (Livres I à IX).

(Conférence de novembre 2007 devant l'association "Fidélité et ouverture" à Paris.)



   Fais, Seigneur, qu’un homme soit saint et grand
et donne-lui une paix profonde, infinie,
où il ira plus loin qu’on ait jamais été ;
donne-lui une nuit où tout s’épanouisse,
[…]
   Fais qu’il parvienne enfin à maturité,
qu’il soit si vaste que l’univers suffise à peine à le vëtir ;
et permets-lui d’être aussi seul qu’une étoile
pour qu’aucun regard ne vienne le surprendre
à l’heure où son visage change, bouleversé.
   Fais que le temps de son enfance ressuscite dans son cœur
ouvre-lui de nouveau le monde des merveilles
de ses premières années pleines de pressentiments.
   Fais qu’il lui soit permis de veiller jusqu’à l’heure
où il enfantera sa propre mort,
plein d’échos, comme un grand jardin
ou comme un voyageur qui revient de très loin…
Tiens-nous éveillés, une fois au moins ;
révèle ce qui gît au fond de nous.

   « Révèle ce qui gît au fond de nous » : la fin de cette prière de Rainer Maria Rilke semble particulièrement convenir à Saint Augustin dont nous allons nous entretenir aujourd’hui et plus précisément encore à l’un de ses ouvrages qui eut un grand retentissement dans le monde occidental de l’Antiquité à nos jours : les Confessions.

   Avant d’en venir au sujet de l’ « évolution et de la permanence dans les Confessions (I-IX) », rappelons quelques points fondamentaux : Saint Augustin se situe à la charnière d’une évolution considérable dans la civilisation occidentale. Il est lié à un contexte historique et religieux très riche en bouleversements divers, mais participe aussi au formidable épanouissement de la littérature et de la culture chrétiennes du IV°s.

   Notre auteur qui a vécu de 354 à 430 est en effet le contemporain d’événements qui bouleversent l’Empire romain. Il est professeur à Carthage lors du désastre d’Andrinople quand Valens est écrasé par les Wisigoths en 378. Lors de l’usurpation du pouvoir par Maxime en Gaule de 383 à 388, Augustin enseigne à Rome, puis à Milan. Quand l’Empire est partagé entre les deux fils de Théodose (Honorius en Occident et Arcadius en Orient) en 395, Augustin est nommé évêque d’Hippone un an plus tard. Les dernières années qu’il y vivra seront marquées par une succession d’invasions barbares : en 406, les Vandales et les Suèves pénètrent en Gaule, puis en Espagne en 409. En 410, Rome est prise et pillée par les Goths d’Alaric. Quand Augustin meurt en 430, Hippone est assiégées par les Vandales. A peine un demi-siècle plus tard (476) ce sera la fin de l’Empire d’Occident.

   Sur le plan religieux, le christianisme, qui, depuis l’Edit de Milan promulgué en 313 par Constantin, est devenu religion d’état dans tout l’empire, est cependant déchiré par les hérésies dont l’arianisme est l’exemple le plus virulent. (Cette doctrine d’Arius, prêtre d’Alexandrie, s’était répandue depuis les années 320 ; elle refusait la divinité au Christ en subordonnant le Logos au Père et avait pourtant été condamnée en 325 au Concile de Nicée). Quant au Manichéisme, créé par Mani (ou Manès) au III°s.en Perse, doctrine qui opposait le Bien et le Mal, les ténèbres à la lumière, dans un conflit cosmique qui voulait sauver l’homme de la matière, il se répand dans tous les milieux et séduira longtemps Augustin.

   Toutefois, à l’époque d’Augustin, la province romaine d’Afrique est un des fleurons de l’Empire. Particulièrement, c’est dans cette province que se sont fait connaître les premiers grands écrivains latins chrétiens de Tertullien à Lactance en passant par Saint Cyprien, le pasteur de Carthage mort en martyr en 258.

   Pour ces auteurs, l’assimilation de la tradition biblique d’origine sémitique et la lecture des Veteres Latinae n’allaient pas de soi dans un milieu culturel gréco-romain : le fameux songe de Saint Jérôme relaté dans sa Lettre 22 en reste un exemple caractéristique quand il s’entend reprocher au tribunal de Dieu d’être « cicéronien et non chrétien ». Toutefois la fusion va remarquablement s’opérer selon la belle formule d’H.I.Marrou :

   « L’humanisme classique le rendait merveilleusement apte à servir de porte-greffe au rameau d’or de l’ordre de la grâce ; l’homme cultivé selon la norme classique pouvait à son gré devenir orateur ou philosophe, opter pour l’action ou la contemplation : une option supplémentaire lui est désormais offerte par l’annonce de la Bonne Nouvelle ; il peut aussi s’ouvrir à la grâce, à la foi, recevoir le baptême, devenir chrétien ».



   À une époque où le plus éminents spécialistes (comme P.Courcelle, H.I.Marrou, A.Mandouze, S.Lancel, G.Madec et bien d’autres) ont consacré des études considérables à Saint Augustin, où le Centre d’Etudes Augustiniennes à Paris constitue un foyer de recherches toujours plus fécondes, j’ai bien conscience de n’apporter ici qu’une petite pierre à un édifice déjà immense.

   Rappelons tout d’abord que le grand public a été sensibilisé il y a peu aux Confessions lors notamment de la lecture publique qu’en a faite Gérard Depardieu à Notre-Dame de Paris avec la collaboration d’A.Mandouze ; cette lecture concrétisait en quelque sorte une rencontre préalable entre l’acteur et le Pape Jean-Paul II. L’intérêt des Pasteurs de l’Église pour cet auteur ne s’est d’ailleurs jamais démenti depuis le Pape Célestin Ier lors du Concile d’Éphèse en 431 qui voyait en lui « l’un des maîtres les meilleurs que l’Église avait en honneur » jusqu’au Pape Benoît XVI qui le 22 avril 2007 dans une homélie prononcée à Pavie a analysé les étapes du cheminement de la conversion du Saint dans les Confessions.

   En ce qui nous concerne, nous allons situer d’abord rapidement l’homme et son œuvre : la biographie la plus complète réalisée à ce jour est celle de P.Brown (traduite de l’anglais et parue à Paris en 1971). J.Fontaine en a condensé les traits essentiels dans le ch.8 de sa Littérature latine chrétienne (Paris, « Que sais-je ? », 1970). Les auteurs de Littératures latines comme J.Bayet ou plus récemment H.Zehnacker et J.C.Fredouille nous donnent les points de repère suivants : Aurélius Augustinus est né à Thagaste, en Numidie, d’un père païen et d’une mère chrétienne. Après ses études, il fut professeur de rhétorique à Thagaste, puis à Carthage. Il se rallia pendant neuf ans au manichéisme. Exerçant ensuite sa profession en Italie, à Rome, puis à Milan, c’est là qu’il se convertit en 386 sous l’influence de Saint Ambroise. Une fois baptisé, il fut prêtre, puis évêque d’Hippone en 396. Il se consacra alors à l’instruction des fidèles et à la lutte contre les hérésies. Il mourut en 431 dans la ville assiégée par les Vandales. De son œuvre immense, on peut retenir surtout Les Confessions, Le Traité sur la Trinité et La Cité de Dieu.

   Ainsi, né une quarantaine d’années après l’Edit de Milan, Augustin participe à l’épanouissement considérable de la littérature latine chrétienne qui est alors, selon une expression du P.Testard « favorisée par le pouvoir impérial romain dans tout le bassin de la Méditerranée » ( Chrétiens latins des premiers siècles, Paris, 1981). Il est l’un des fleurons de la période que J.Daniélou et H.I.Marrou nomment « l’âge d’or des Pères de l’Eglise » (Nouvelle Histoire de l’Eglise, Paris, 1963, ch. IX). N’oublions pas toutefois que le contexte historique est loin d’être idyllique : notamment les 35 années de l’épiscopat d’Augustin correspondent à ce que J.Fontaine nomme « le calvaire de l’Occident romain ».

   Mais revenons aux Confessions elles-mêmes. On peut distinguer, à la suite de certains chercheurs, Augustin « le narré » et Augustin « le narrateur ». Quand il rédige son ouvrage, de 397 à 401, l’auteur est quadragénaire ; il a été nommé évêque d’Hippone en 396. Et il relate sa vie sensiblement depuis sa naissance en 354 jusqu’en 387, année de la mort de sa mère Monique, essentiellement dans les 9 premiers livres. Les 4 premiers livres retracent son évolution depuis sa tendre enfance jusqu’à l’âge de 28 ans et correspondent à ce que l’on a désigné comme « ses errements moraux et intellectuels » ( d’après le P.Solignac dans l’édition de la Bibliothèque Augustinienne).Les livres 5 à 9 relatent les étapes décisives de son retour à Dieu (conversion et baptême) jusqu’à la mort de sa mère quand il a 33 ans.

   C’est surtout dans ces 9 premiers livres que nous allons examiner l’évolution et la permanence qui se manifestent chez Augustin d’abord sur le plan affectif, puis sur le plan intellectuel, enfin sur le plan moral et religieux.

   L’évolution affective d’Augustin, qui sera le premier volet de notre triptyque, dénote une sensibilité très vive. La gamme de sentiments divers qu’il analyse comporte une dominante : l’amour humain omniprésent, avec toutes ses facettes et tous ses degrés avec ses contreparties plus ou moins douloureuses.

   Dans son enfance qu’il se remémore dans le livre I, Augustin distingue l’infantia de la pueritia (c’est-à-dire son âge tendre de son âge de raison quand il commence à parler). D’après le témoignage de ceux qui l’ont connu alors, Augustin mentionne ses principaux sentiments entre l’apaisement, les rires et les pleurs (I, 6, 7-8). Puis, lors du passage de l’infantia à la pueritia (I, 9sq.), le sentiment qui domine est la crainte lorsqu’on l’envoie chez le litterator (ce qui correspond au maître d’école) ; il évoque encore avec effroi « les misères et les déceptions qu’il y a subies » (I, 9, 14). Et il fait aussi l’apprentissage des premières camaraderies et de leurs dangers (I, 19, 30). En somme, c’est un enfant déjà passionné, turbulent, désireux d’être aimé, de dominer, sans trop de scrupules sur les moyens d’y parvenir.

   Dans son adolescence, qu’il raconte surtout aux livres II et III, il insiste sur les dangers de la camaraderie, surtout lors de l’année d’oisiveté forcée qu’il a connue à Thagaste à l’âge de 16 ans, le temps que ses parents fassent des économies pour l’envoyer à Carthage poursuivre ses études. C’est alors que, par amour du jeu, il en vint à commettre un vol de poires chez un voisin (II, 4, 9). Il analyse le plaisir malsain qu’il en tira surtout du fait qu’il était commis avec des complices. Puis, à Carthage, il est partagé entre le plaisir qu’il éprouve dans la familiarité avec ses camarades et la répulsion que lui inspire leur méchanceté (III, 3, 6).Mais l’adolescence d’Augustin est marquée aussi par l’apparition d’un sentiment nouveau, l’amour charnel, dont il décrit l’effervescence en des métaphores d’une rare beauté (II, 1 et 2, etc.). Ainsi l’enfant passionné d’hier est devenu un adolescent fougueux ; son amour persistant du jeu l’entraîne à des amusements pervers ; son orgueil se satisfait de ses succès chez le rhéteur et sa sensualité naissante l’entraîne à des amours sans frein avec leur cortège de jalousies et de querelles, autant de sentiments bien éloignés de la pure amitié à laquelle il ne cesse d’aspirer : on pourrait dire qu’un conflit se déchaîne alors chez lui entre une certaine forme d’Eros et d’Agapè.
   
   Le livre IV nous montre Augustin parvenu à une sorte de maturité affective. Devenu professeur, il a acquis une certaine stabilité amoureuse ; il reste fidèle à sa concubine dont il a eu un garçon, Adeodat (IV, 2, 2). Mais il semble que l’événement qui marque le plus sa vie affective soit la mort d’un ami, qui avait partagé ses études, ses jeux, ses goûts depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte (IV, 4, 7). Augustin nous décrit en termes pathétiques l’étendue de son chagrin : cette douleur est telle qu’il se décide à partir pour Carthage. Là il trouve un réconfort dans d’autres amitiés. Au livre V, la rencontre avec le manichéen Faustus le déçoit, mais il est sensible à la modestie et à la franchise de son interlocuteur. D’ailleurs c’est avec l’appui des manichéens qu’il peut partir à Rome, puis à Milan pour y exercer son métier dans de meilleures conditions.
    Attiré par la célébrité d’Ambroise, Augustin assiste à ses instructions publiques ; il est alors ravi « de la douceur de ses discours » (V, 13, 23). Le livre suivant nous renseigne sur l’amour fidèle de sa mère Monique qui vient le rejoindre à Milan et écoute avec ferveur les sermons de l’évêque. Les penchants du jeune homme le poussent encore à espérer « les honneurs, les profits, le mariage » (VI, 6, 9). Mais, si la passion de la gloire continue de le tourmenter, il commence à ressentir la vanité de telles ambitions. S’il est encore incapable de renoncer au plaisir charnel, il trouve un soutien dans ses amis fidèles : Alypius et Nébridius. La recherche de la vérité le tourmente de plus en plus (Livre VII), mais ses passions anciennes le délaissent(Livre VIII) ;il nous livre alors une remarquable méditation sur les causes de la joie chez l’homme( VIII,3,7). Puis, dans le récit même de sa conversion, il démontre le trouble affectif qui l’accompagne : son agitation intérieure se traduit par de vives gesticulations (VIII, 8, 20 : il s’arrache les cheveux, se frappe le front et se prend les genoux dans ses doigts entrelacés) ; puis, après une violente tempête intérieure, il pleure et sanglote avant de retrouver une profonde sérénité à la lecture d’un passage de Saint Paul. Dès lors, la joie l’emporte : dans le livre IX, il baigne dans la douceur de l’amour divin : « Mon cœur était libre, écrit-il, des tracas mordants de l’ambition, de l’argent, des fanges où l’on se roule, des passions dont on gratte la lèpre » (IX, 1,1). C’est la joie qui domine quand il renonce à son métier de rhéteur. Mais, ce qui est plus remarquable, c’est la paix et la joie qu’il va ressentir même lors de périodes de deuils successifs, quand ses amis très chers, Verecundus, puis Nébridius décèdent : l’espérance et la foi l’emportent sur le chagrin puisqu’ils se sont convertis avant de mourir(IX,3).

   Augustin goûte la douceur de sa propre conversion, qui s’est faite parallèlement à celle d’Alypius, le « frère de son cœur ». Son amour pour Dieu augmente à la lecture des Psaumes. Même s’il s’indigne contre les manichéens, il est plein de compassion pour leurs erreurs. Vis-à-vis de Dieu, il est partagé entre la crainte et l’espérance en sa miséricorde car le souvenir de ses fautes passées le tourmente (IX, 4, 9). Il souligne toutefois la douceur qu’il ressent après le baptême et il éprouve une intense émotion à entendre à l’église les hymnes et les cantiques (IX, 6, 14).

   Les chapitres 8 à 13 consacrés à la mort de sa mère traduisent son intense piété filiale : même si son chagrin est très fort, la confiance en Dieu l’emporte.

   Ainsi, l’homme Augustin a développé les caractères de l’enfant qu’il était : qu’il s’agisse de camaraderie, d’amour ou d’amitié, Augustin a surtout besoin d’aimer et d’être aimé amare et amari, même s’il perçoit les limites et les imperfections des amours humaines. En fait, c’est seulement à partir de sa conversion qu’il semble avoir trouvé un bonheur plus réconfortant dans la permanence de l’amour divin auquel il ne cessait d’aspirer.



   L’évolution intellectuelle d’Augustin sera le deuxième volet de notre triptyque. Celle-ci est en grande partie liée à son évolution affective. Dans son infantia, il analyse remarquablement l’apprentissage naturel du langage qu’il acquiert pour faire comprendre ses sentiments (I, 8, 13). Puis, lors de sa pueritia, il laisse entendre clairement que si la contrainte et la peur des coups l’obligent à apprendre des matières qui ne le séduisent pas trop comme le calcul et le grec, il préfère nettement la manière dont les jeux avec son entourage l’avaient amené à apprendre le latin « sans peine » (I, 13, 20 sq.). Il se passionne surtout pour les aventures d’Enée, ce qui rappelle la grande place que tenait Virgile dans les leçons du grammaticus qui tantôt demandait à ses élèves d’en apprendre par cœur de longs passages, tantôt leur faisait composer des récits sur des thèmes qui en étaient tirés. Augustin réussit à merveille dans ces exercices et il écrit à ce propos : « J’ai appris tout cela volontiers, j’en faisais mes délices […] et pour cela même on m’appelait un enfant de grande espérance. » (I, 16, 26).

   Dans son adolescence, c’est à Carthage qu’Augustin entreprend ses études de rhétorique. Dans cette capitale de la province d’Afrique, dont G.Ch.Picard nous a donné un aperçu intéressant dans son ouvrage sur La Carthage de Saint Augustin (Paris, 1965), le jeune homme se passionne pour les spectacles, surtout ceux qui suscitent l’émotion tragique (III, 2, 2-3). S’il continue à parfaire sa culture, il a toujours du succès dans ses études (III, 3, 6). Il est alors amené bien sûr à lire les manuels d’éloquence. Mais il découvre aussi « le livre d’un certain Cicéron, dont on admire plus généralement la langue que le coeur. Ce livre contient une exhortation à la philosophie ; il est intitulé l’Hortensius. » (III, 4, 7). Un changement radical se produit alors déjà chez Augustin : entre la rhétorique et la philosophie-que Cicéron avait cependant œuvré à réconcilier- l’étudiant choisit avec enthousiasme la philosophie. C’est alors qu’il cherche à approfondir son christianisme (il n’est toujours pas baptisé), mais la lecture des Ecritures Saintes le rebute, à cause de la forme et du style sous lesquels elles sont présentées (III, 5, 9) et il entre comme auditeur chez les manichéens qui parlaient beaucoup de la Vérité, à laquelle il aspirait si profondément, et eux le faisaient dans un style très séduisant (III, 6, 10).

   Devenu à son tour professeur, (àThagaste en 373, puis à Carthage de 374 à 382), Augustin enseigne la rhétorique. Passionné par les spectacles, il participe lui- même à des concours de poésie dramatique (IV, 2, 3). Il continue à s’instruire sur différents plans : sa curiosité le pousse à lire les écrits des astrologues aussi bien que les Catégories d’Aristote ou les Traités de Varron sur les disciplines libérales. Parallèlement à son instruction qu’il ne cesse d’approfondir, il rédige un premier ouvrage sur Le Beau et le Convenable (IV, 13sq.). A Carthage, il va peu à peu s’éloigner du manichéisme, notamment quand il constate les insuffisances de cette secte sur le plan scientifique.

   A Rome, il se rapproche des Académiciens qui soutiennent « qu’il faut douter de tout et que l’homme n’est capable d’aucune vérité ». Mais c’est à Milan que le chemin de la conversion se précise : en effet, outre le fait que Saint Ambroise- qu’Augustin va écouter assidûment- met son éloquence toute classique au service de la foi chrétienne, il explique l’Ecriture Sainte selon son triple sens, littéral, moral et allégorico-mystique (suivant en cela l’exemple de Philon et d’Origène) : ceci éclaire Augustin sur la signification profonde de l’Ancien Testament et sa cohérence avec le Nouveau. Parallèlement à ces auditions, Augustin continue ses discussions avec Alypius et Nébridius sur le souverain bien et le souverain mal. Il écrit à ce propos : « C’est à Epicure que dans mon esprit j’aurais accordé la palme, si je n’avais cru en la survie de l’âme et aux sanctions de nos actes, croyance à laquelle Epicure s’est refusé » (VI, 16). Toujours en quête de la vérité, il se détache de l’astrologie (livre VII). En revanche, la lecture des livres néo-platoniciens (sans doute Plotin et Porphyre) l’éclairent sur « l’éternité immuable de la vérité, au-dessus de son esprit changeant » comme il le confirme dans La Cité de Dieu (VIII, 12 ; cf. Conf. VII).Il est conforté dans cette découverte par Simplicianus, un chrétien fervent qui voit notamment dans ces livres « une initiation à Dieu et à son Verbe » (VIII, 2). Et surtout ce même ami raconte à Augustin la conversion retentissante du célèbre rhéteur Victorinus à Rome : ce dernier a été amené au baptême surtout grâce à la lecture de l’Ecriture Sainte. Il est vraisemblable que déjà notre auteur s’y était plongé de manière approfondie ; d’ailleurs, c’est bien un exemplaire des Lettres de Saint Paul qu’il relit à Milan quand il y trouve le passage qui va répondre à ses questions et le convaincre de se convertir(VIII, 12, 29).

   Le livre IX ne montre pas un renoncement d’Augustin à ses préoccupations intellectuelles. En revanche, il va abandonner son métier de rhéteur : il n’a pas de mots assez durs pour le qualifier, même si cette profession était alors très en vue. C’est désormais à ses yeux « le ministère de la foire aux bavardages » où des enfants ne rêvent que « sottises mensongères et batailles de forum » et achètent « des armes pour leur fureur » ; il ne veut plus rester dans cette « chaire de mensonges », etc. (ch.2). Et désormais, c’est à Cassiciacum, dans la banlieue milanaise où il s’est retiré quelque temps avec ses amis, qu’il poursuit de fervents dialogues. Par ailleurs, la lecture des Psaumes le comble de joie. Puis, en compagnie de son fils, alors adolescent, et de son ami Alypius, Augustin revient en ville où, écrit-il, « nous reçûmes le baptême et le remords inquiet de notre vie passée s’enfuit loin de nous » (IX, 6, 25). C’est aussi à Milan que le nouveau baptisé découvre avec ravissement les hymnes et les cantiques chantés dans les églises en nous précisant les origines de ces chants en Occident : en effet, pour réconforter les fidèles persécutés par l’empereur arien Valentinien, Ambroise avait composé des hymnes qui entretenaient leur foi (ch.7, 15).
    Augustin consacre ensuite un long développement à sa mère Monique. Avec tous les siens, le nouveau converti avait décidé de retourner en Afrique ; c’est à Ostie où ils devaient s’embarquer que Monique va mourir à 56 ans (Augustin en a 33). Le fils et la mère ont une longue conversation plus connue sous le nom d’ « extase d’Ostie » où l’on perçoit des échos des Ennéades de Plotin (ch.10). Puis notre auteur, quand sa mère s’est éteinte, évoque la vie passée de cette dernière, sa mort, ses obsèques, la tristesse de l’entourage et sa vie dans l’au-delà, en christianisant les chants de deuil et les Consolations bien connus des Anciens qu’un auteur comme Sénèque avait brillamment illustrés ; l’influence d’Ambroise dans ces instants douloureux est aussi manifeste puisque c’est après avoir récité le Deus creator omnium qu’Augustin trouve un certain apaisement. (ch.12).

   Ainsi de son enfance jusqu’à l’âge adulte, et surtout jusqu’à sa conversion, Augustin ne cesse d’employer les ressources de son intelligence, d’abord pour réussir dans ses études, puis exercer son métier de professeur. Mais il ne se contente pas du cadre qui lui est imposé. Au-delà de la rhétorique, cet art de persuader si important pour la formation des professeurs, mais surtout pour tous les Romains soucieux de parcourir le cursus honorum traditionnel, c’est l’amour de la sagesse, de la « philo-sophia » que recherche Augustin. Cette quête, commencée à l’adolescence avec la lecture de l’Hortensius, va se fourvoyer pendant de longues années dans le manichéisme, mais aboutir finalement à la conversion au christianisme dans la fusion de la ratio et de la fides. Augustin évolue dans son cheminement intellectuel grâce à des échanges constants avec son entourage, à des lectures approfondies, à des écrits personnels, mais il ne cesse de rechercher la Vérité permanente en subordonnant sans la dédaigner sa capacité de raisonnement à ce que Pascal appelle l’ordre de la Grâce, au moyen de la prière.



   Abordons le dernier volet de notre triptyque : l’évolution morale et religieuse d’Augustin. En effet, à chaque étape de son évolution affective ou intellectuelle, Augustin tente d’analyser en quoi consiste son péché, son peccatum : pour lui le narrateur, toute faute contre le bien, contre la morale, se confond désormais avec la faute envers Dieu. Que confesse-t-il donc en tant que tel, mais aussi quels sont les progrès qu’il réalise en vue du bien et du bonheur (la beata uita à laquelle il consacrera un traité à la suite de Sénèque) ?

   Dans son infantia, Augustin s’accuse d’avoir péché en montrant de l’impatience et de la colère (I, 7, 11). Puis, lorsqu’il a l’âge de raison, la crainte des punitions à l’école lui fait déjà trouver un refuge dans la prière (I, 9, 14) ; toutefois il pèche « en agissant contre les prescriptions de ses parents et de ses maîtres » (I, 10, 16). Il reçoit cependant les premières influences chrétiennes qui l’incitent à demander le baptême, mais sans succès (I, 11sq.). A l’école du grammaticus, Augustin considère comme une faute le fait de préférer les fictions poétiques aux études plus utiles (I, 13, 22) et il avoue toutes les fautes que lui inspire son désir de supériorité dans tous les domaines : jalousie, mensonges, larcins, tricheries en tout genre (I, 19, 30).

   Dans son adolescence, Augustin s’accuse d’abord de turpitudes, des « charnelles corruptions de son âme » (II, 1, 1) ; il décrit sa jeunesse comme « entraînée à travers les précipices des passions qui s’abîmait dans le gouffre du vice » (II, 2, 2). Et il se garde bien d’écouter les conseils de sa mère inquiète de ses débordements (II, 3, 7). Mais il s’attarde surtout très longuement sur le fameux vol de poires qu’il commit à Thagaste dans sa seizième année. Il condamne d’autant plus cette faute qu’il accomplissait ainsi le mal pour le mal et non pas une faute en vue d’obtenir un bien quelconque (II, 4, 9).

   A Carthage, il continue dans un premier temps à se livrer à ce qu’il nomme ses « honteuses amours » avec les crises de jalousie et de colère qu’elles impliquent. Il s’accuse aussi de trouver une trouble satisfaction aux représentations théâtrales (IV, 2, 2). Parallèlement, ses succès à l’école du rhéteur renforcent son orgueil et sa vanité ; toutefois il ne partage pas la méchanceté des euersores, des étudiants chambardeurs qui prennent un malin plaisir à brimer les nouveaux venus (III, 3, 5). Un changement radical, une sorte de conversion sur le mode mineur se produit chez lui à la lecture de l’Hortensius qui le transforme moralement (III, 4, 7-8). Pendant un temps, sa formation chrétienne lui fait désirer une sagesse plus proche de celle du Christ, mais, rebuté par la lecture de l’Ecriture, il se tourne vers les manichéens dont la doctrine et son expression satisfaisaient mieux ses aspirations d’alors (III, 6, 10sq).
    Pendant 9 années, qui correspondent sensiblement à son enseignement comme rhéteur, il va rester fidèle au manichéisme (III, 11, 20) : dans cette période, il s’accuse d’avoir péché aussi bien dans son enseignement par vanité et par orgueil, que dans son adhésion au manichéisme, par superstition (IV, 1, 1). Il s’accuse même de s’être trop attaché à l’ami dont la mort l’a plongé dans le désespoir (IV, 10, 5) Il a péché alors parce que son âme était fixée en dehors de Dieu (IV, 14, 25). Il accuse les manichéens de faire preuve d’orgueil, surtout leur maître qui se faisait passer pour le Paraclet annoncé par le Christ. Tous leurs écrits lui paraissent désormais comme un tissu de mensonges. Il analyse remarquablement à quel point leur notion de la culpabilité le séduisait : « Jusqu’alors, en effet, écrit-il, il me semblait que ce n’est pas nous qui péchons, mais je ne sais quelle nature étrangère qui pèche en nous ; et il plaisait à mon orgueil d’être en dehors du péché, et, quand je faisais le mal, de ne pas m’en reconnaître coupable » (V, 10, 18). De plus, il répugne encore à croire en l’Incarnation.

   Par ailleurs, il est écoeuré de la malhonnêteté de certains étudiants qui ne règlent même pas leurs honoraires.C’est alors qu’il décide de partir à Milan où, nous l’avons vu, il se prend d’admiration pour l’évêque Ambroise. En écoutant avec ferveur ses sermons où revient le leit-motiv « la lettre tue et l’esprit vivifie », il commence à conforter sa préférence pour la foi catholique. Parallèlement à ses amis Alypius et Nébridius, il poursuit inlassablement sa quête « de la vérité et de la sagesse » (Livre VI). Il progresse peu à peu dans la conception qu’il se fait de Dieu (Livre VII) et comprend mieux la responsabilité de l’homme dans le péché. Il sent qu’il lui manque encore l’humilité qu’il va trouver surtout chez Saint Paul : comme l’Apôtre, il a maintenant la certitude de l’éternelle vie divine bien qu’il ne la discerne, selon la formule de la Ière Epître aux Corinthiens (13, 12), qu’ « en énigme et comme à travers un miroir ». Mais il se sent détaché des passions de naguère (de son appétit d’honneurs et d’argent), même s’il ne renonce pas encore à une vie conjugale (Livre VIII).
    Toutefois, deux récits de conversions célèbres le touchent particulièrement : la première est celle du rhéteur contemporain Victorinus à Rome, la seconde est la conversion encore plus radicale de Saint Antoine : en effet la vie de cet ermite d’Orient avait eu un grand retentissement en Occident grâce à la traduction en latin de la Vie (qui avait été composée en 357 par Athanase). Ces deux conversions racontées respectivement par Simplicianus et par Ponticianus incitent de plus en plus Augustin à se convertir. C’est ce qui se produit dans un bouleversement intense de tout son être et qu’il relate dans la scène célèbre du jardin de Milan, à la fin du livre VIII (12, 28-29). Alypius suit à son tour l’exemple de son ami. Monique pour sa part est dans la joie.

   Après l’acmè que constitue l’aboutissement de l’évolution morale et religieuse relatée au livre VIII, le livre IX, le dernier à présenter un caractère proprement autobiogaphique se place sous le signe de la confiance totale en Dieu, même si, paradoxalement, les deuils s’y accumulent. Le livre commence par une prière d’action de grâces où s’insère de manière tout à fait appropriée une citation du Psaume 115 : « Vous avez brisé mes chaînes » rappelle Augustin. Il définit son propre Fiat en s’adressant à Dieu : désormais son dessein consiste à « ne plus rien vouloir de ce que je voulais, et vouloir ce que vous vouliez ». La conversion l’a bel et bien libéré : Dieu a écarté « les frivoles délices » qu’il redoutait de perdre et a chassé ses diverses passions en lui apportant le salut. Son cœur est maintenant transpercé des flèches de l’amour divin. Même si autour de lui, les deuils s’accumulent : ses amis Verecundus et Nébridius décèdent, mais Augustin reste serein, car tous deux se sont convertis avant leur mort. D’ailleurs, parmi les bienfaits dont il rend grâces à Dieu figure aussi la conversion d’Alypius (ch.3, 7). Très longuement, il médite sur la lecture des Psaumes à laquelle il se livre avec émerveillement, plein de repentir pour ses fautes passées.

   Même le récit de la mort de sa mère Monique (ch.8-13) est dépourvu de toute amertume. Il souligne d’abord qu’elle a été aussi sa mère spirituelle (8, 17). Il énumère tous les dons de Dieu qu’elle a reçus lors de son éducation chrétienne sous la férule d’une vieille servante sage et sévère, lors de son mariage où elle a montré une telle patience qu’elle a pu même convertir son époux, enfin dans les soins maternels constants qu’elle a prodigués, surtout à l’égard d’Augustin. En somme, nous retrouvons ici toutes les qualités célébrées chez les matrones romaines, mais selon la foi chrétienne. L’union spirituelle entre la mère et le fils se traduit magnifiquement dans la scène de « l’extase d’Ostie » : ils parlent tous deux de leur aspiration à dépasser « les délectations des sens charnels » et peu à peu, en méditant de plus en plus profondément, ils atteignent un instant la Sagesse « dans un suprême élan de leur cœur ». Après cette scène sublime, Monique confie à son fils que désormais sa tâche ici-bas lui paraît accomplie (10, 26). Certes, quand elle décède, Augustin est profondément meurtri et sa tristesse se manifeste d’abord par un état de choc, puis par un torrent de larmes (ch.13). Mais il implore Dieu pour que, dans sa miséricorde, il pardonne les péchés qu’a pu commettre sa mère. Qu’elle repose désormais en paix et que tous ceux qui liront ces pages se joignent à ses prières : il évoque pour finir la « Jérusalem céleste vers laquelle soupire tout le peuple de Dieu » après cette vie passagère.



   Ainsi, dans les neuf premiers livres des Confessions, Augustin « le narrateur » exprime dans un étroit symplegma l’évolution d’Augustin « le narré ». C’est à la lumière de sa foi d’adulte qu’il se rappelle devant Dieu et devant ses lecteurs ses errances de jadis. Mais, en fait, peut-on réellement parler d’une évolution de Saint Augustin ? Autrement dit, en paraphrasant un existentialiste célèbre peut-on lui appliquer cette définition de la condition humaine : « C’est en se jetant dans le monde, en y souffrant, que l’homme se définit peu à peu. Et la définition demeure toujours ouverte. On ne peut dire ce que sera cet homme avant sa CONVERSION » ? ou , en paraphrasant le poète , ne peut-on constater que Saint Augustin est « tel qu’en lui-même enfin sa CONVERSION le change » et n’aurait-il pas en fin de compte atteint l’Essence si ardemment désirée ? En fait, l’Existence, avec ses changements, ses inquiétudes, sa misère, et l’Essence qui assure la stabilité, le repos, le bonheur se présentent dans une dialectique constante à l’intérieur des Confessions. Il convient de rappeler ici le double sens du mot en latin : il s’agit autant pour Augustin de faire le récit de sa vie et de ses fautes que de composer un hymne de louange à Dieu. Et, à travers l’un et l’autre, il ne cesse de tendre vers cette plénitude qu’est l’union avec Dieu.

   A la lumière de sa foi d’adulte, Augustin confirme donc que seul l’amour divin permet à toutes les amours humaines de s’épanouir grâce au feu de la charité, seule la force divine permet aux connaissances intellectuelles de rayonner, seul le Souverain Bien qui est Dieu permet de connaître le vrai Bonheur. Oui, l’évolution d’Augustin se présente bien comme une quête du bonheur- et cette quête n’est pas sans rappeler les errances de Psyché avant sa réunion avec l’Amour qu’Apulée, un autre Africain célèbre, avait contée quelque deux siècles plus tôt. Augustin pour sa part évoque ses propres errores à travers la parabole de l’enfant prodigue qui revient comme un leitmotiv dans son récit (I, 18, 28 ; II, 10, 18 ; III, 6, 11 ; IV, 16, 31, etc.). Deux œuvres d’art peuvent nous aider à comprendre cette évolution d’Augustin qui est en quelque sorte « l’aventure du libre-arbitre et de la grâce », qui correspond parfois à celle des hommes de son temps et de sa civilisation, et peut-être plus souvent encore à celle des hommes de tout temps et de toute civilisation : la première est une mosaïque de Ravenne ( qui décore l’abside de Saint Apollinaire ) où l’artiste a montré la main de Dieu toujours présent en effet dans chaque épreuve ; la seconde est le « Retour de l’enfant prodigue » de Rembrandt où le peintre a si bien traduit l’allégresse de la réunion tant souhaitée par le Père et le fils : oui, c’est bien cette confiance et cette allégresse que chante Augustin dès l’ouverture du Ier livre des Confessions :

« Notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi »

Inquietum est cor nostrum donec requiescat in Te.



   En ce qui concerne les derniers livres des Confessions, à savoir les livres X à XIII, nous rappellerons avec J.C.Fredouille qu’Augustin nous y livre ses réflexions « sur la mémoire, sur l’Etre, sur le temps, sur les premiers versets de la Genèse. Ainsi, les Confessions, qui commencent avec la naissance de l’auteur, prennent fin sur la naissance du monde […]. L’histoire de la création anticipe, en un agrandissement aux dimensions de l’infini, l’histoire individuelle qu’elle préfigure. En un sens, la suite des Confessions sera- et ne peut être que-l’histoire de la Cité de Dieu ». C’est précisément au cours du livre X, après une superbe méditation sur « les palais de la mémoire » que son œuvre en effet n’a cessé d’explorer, qu’Augustin insèrera son fameux « hymne » à la Beauté divine dont la permanence couronne et apaise toutes les inquiétudes liées à toutes ses formes d’évolution (ch.27, 38).



Anne-Marie Taisne



N.B. Cette communication est une étude développée et enrichie à partir d’une conférence donnée le 21 juin 1990 au Collège de France devant la Société E.Renan.Les textes des Confessions qui y sont cités sont tirés de l’édition qu’en a donné P.de Labriolle dans la C.U.F.(Paris, 1961).

Résumé de la communication sur "Le rire dans tous ses éclats" (Colloque de Clermont-Ferrand, 23-25 nov.2006)

   La mythologie, fabula dans la fabula, joue un grand rôle dans la vis comica du roman latin, tant dans le Satyricon de Pétrone que dans les Métamorphoses d’Apulée.
   Grâce à elle le cycle troyen fait surgir de nouvelles Hélènes et de nouveaux Pâris. Ajax furieux réapparaît dans des rôles inattendus. Quant à Ulysse, sur la route du retour à Ithaque, il revit des aventures périlleuses et amoureuses qu’Homère n’avait pas imaginées. Tous ces héros prêtent leur masque à des personnages bien éloignés de la grandeur épique. L’Énéide aussi réapparaît surtout chez Pétrone, parfois même avec des citations de vers pleins de noblesse qui accentuent des situations burlesques ou frisant l’obscénité. D’autres légendes fameuses comme celle d’Hercule, de Médée, de Thésée ou de Ganymède sont exploitées aussi dans un but parodique. Différents moyens comme jeux de mots, comparaisons, mimiques, citations textuelles servent à faire rire surtout des héros narrateurs, mais aussi de leurs partenaires. Ainsi, dans la tradition de la satire et de la comédie, le contraste entre une réalité sordide ou décevante et la mythologie dont l’épopée et la tragédie reflètent la grandeur suscite chez le lecteur le « rire dans tous se éclats ».

Version anglaise :
   The mythology, fabula in the fabula, plays a great part in the vis comica of the Latin Novel, either in Petronius’Satyricon or in Apuleius’Metamorphoses.
   Through it, the Trojan cycle makes other Helens and other Paris appear. Furious Ajax plays unexpected parts. Odysseus, coming back to Ithaca lives again with risks and loves that Homer had not imagined. All these heroes lend their masks to characters far from the Epic grandeur. The Aeneid also appears especially in Petronius’novel and sometimes even with Virgilian verses full of nobleness, useful to emphasize the burlesque or the obscenity of some situations. Other famous tales, like that of Hercules, Medea, Theseus or Ganymed are exploited in the purpose of parody. Different means like plays on words, comparisons, quotations are used to deride especially the heroes who tell the story, but also their partners. So, in the tradition of satire and comedy, the contrast between sordid or disappointing reality and the mythology whose epic and tragedy mirror the grandeur the Latin novel makes the reader “burst into laughter”.