vendredi 29 juin 2012

Les fables latines

   Les fables latines constituent un ensemble assez riche pour susciter encore aujourd’hui notre intérêt. Tentons d’abord de les situer et de les définir, puis nous examinerons leurs traits descriptifs, leur caractère psychologique et moral, en dégageant pour finir leur originalité par rapport aux fables grecques et à celles de La Fontaine.
Le terme latin désignant la fable, fabula ou fabella, se rattache au verbe fari qui signifie « parler ». Il désigne d’abord une conversation, puis un récit fabuleux, enfin une fable proprement dite ou un apologue selon Cicéron (De Inuentione I, 25) et Quintilien (Institution oratoire V, 11, 19-21).
   Le fait de prêter des sentiments, des traits humains à des animaux, des plantes ou des choses est une « fantaisie » que les Anciens acceptaient volontiers dans la mesure où le monde des « métamorphoses » leur était familier, tout particulièrement grâce aux œuvres d’Ovide et d’Apulée pour nous limiter aux plus fameux auteurs de ce genre chez les Latins. De plus, les rapports entre les êtres humains et la nature étaient soulignés par nombre de comparaisons depuis Homère chez les poètes. Enfin, en mêlant le plaisir à l’instruction morale, les fabulistes latins suivaient une voie ouverte par Plaute et Térence dans leur théâtre et suivie notamment par Horace et Juvénal dans leurs Satires.
   Les meilleurs spécialistes réunis en 1983 à la Fondation Hardt ont reconnu que la fable latine était issue de la fable grecque qui tire elle-même son origine de la fable apparue en Mésopotamie. Chez les Grecs, Hésiode, au VIII°s.av.J.C., fournit le plus ancien exemple de fable dans les Travaux et les Jours (v.200-210) ; mais c’est surtout sous l’influence d’Ésope qui, au VI°s.av.J.C., composa ou récita des fables en prose que se sont constitués des recueils de Fables ésopiques depuis le III°s.av.J.C. jusqu’au III°s. ap.J.C.
   En ce qui concerne les fabulistes latins –si Horace ne dédaigne pas d’agrémenter tantôt ses Épîtres , tantôt ses Satires d’allusions ou de récits tirés de la fable- les deux poètes qui ont consacré leur œuvre au genre de la fable proprement dite sont Phèdre et Avianus. Le premier (18 av.J.C.-50 ap.J.C.) écrivit cinq livres constituant un recueil de 135 fables en sénaires iambiques et le second (IV°s.ap.J.C.) un recueil de 42 fables en distiques élégiaques. Tous deux se réfèrent à l’autorité d’Ésope, tous deux se proposent à la fois de divertir et d’instruire leurs lecteurs ; Phèdre insiste toutefois davantage sur son désir de rivaliser avec le maître et de tirer des leçons universelles de cas particuliers.
   La fable latine comporte une moralité et un récit qui l’illustre. La moralité exprime une vérité d’ordre général qui se rapproche du proverbe ou de la maxime. Le récit comporte l’esquisse d’un cadre et de personnages qui souvent dialoguent ; l’action est rapide et vraisemblable. Sa longueur n’est jamais excessive : elle varie entre quelques vers et une bonne trentaine. Son schéma reste assez strict : vu le cadre très resserré de la fable, c’est un genre qui réclame en effet un grossissement des traits, un art proche de la caricature où, sans multiplier les fioritures, il s’agit d’aller à l’essentiel.
   Le plus souvent, une bonne centaine de fois, les animaux en sont les principaux acteurs, mais aussi parfois les arbres et les végétaux (une dizaine de fois), les choses (une vingtaine de fois, sans compter les dieux et les êtres humains (plus de vingt fois).
   En ce qui concerne le décor, la nature est omniprésente dans les fables latines : avec la forêt évoquée tantôt d’une manière générale comme un lieu d’errance ou de repaire pour le loup (Ph. III, 7, 11-12 ; Av. I, 7), de retraite pour le cerf ( Ph. II, 8, 1), tantôt en gros plan comme le sommet d’un chêne choisi par l’aigle pour y faire son nid (Phèdre II, 4, 1), ou par les abeilles pour y déposer leurs rayons (Ph. III, 13, 1) ; Avianus surtout décrit assez longuement le sapin qui s’oppose au buisson (19) et le chêne au roseau (16). D’autre part, les terrains découverts se répartissent entre les prés où paissent les troupeaux (Ph.I, 5, 4 ; 24, 2 ; Av.5, 11-12 ; 36, 9-10) et les terres labourées (Av. 36, 2 et 8 ; 42, 2) ou couvertes d’une blonde moisson (Av. 21, 2). Avianus est parfois sensible aux variations des saisons : tantôt l’hiver recouvre les champs d’une dure couche de glace (29 ; 34), tantôt la belle saison fait verdir la prairie et l’égaye de fleurs chatoyantes (26). C’est encore lui qui évoque un relief plus accidenté, fait de collines (6) et de montagnes (9, 16, 26). Les eaux abondent dans ces divers décors : eaux courantes des rivières où les animaux viennent se désaltérer (Ph.I, 1 ; 12 ; 20 ; 25), ou torrents qui se déchaînent (Av., 11 ; 16), eaux stagnantes des marais où se tiennent les grenouilles (Ph.I, 2 ; 7 ; Av.6).
   Quelques rares constructions sont mentionnées à la campagne : parfois une ferme (Ph.I, 1), avec une étable (Ph.II, 8 ; V, 9), son fumier (Ph.III, 12), parfois un puits (Ph.IV, 9 ; Avianus, 15), parfois un moulin (Ph. A, 19) ou des chaumières (Av. 42). A la ville est esquissée la maison traditionnelle ( Ph. III, 7 ; Av.. 37) ; la taverne s’orne de peintures (Ph.IV, 6) ; des monuments y figurent parfois : théâtre ( Ph.I, 7 ; V, 5), cirque (Ph. A 19), statues (Ph.II, ep. ; Av.23), tombeaux (Av. 24) et temples ( Av. 23 ; 36 ; 42) ; le tout est parfois entouré de remparts (Ph.IV, 25 ; Avianus, 42).
   C’est dans un tel décor que les animaux sauvages s’attaquent à ceux des troupeaux et les massacrent (Ph.I, 1 ; 11 ; II, 1 ; III, 2 ; Av.18). Ils sont eux-mêmes pathétiques quand ils errent, décharnés, en quête d’une proie dans des lieux hostiles (Ph.III, 7 ; Av. 37), quand ils risquent la mort du fait des chasseurs (Ph.I, 18 ; III, 2 ; Av. 17) et quand la vieillesse les rend vulnérables ( Ph.I, 21). Parfois un rapide croquis suffit pour souligner le trait particulier de certains d’entre eux comme le renard (Ph. I, 13 ; IV, 3 ; 9 ; 21), le sanglier (Ph. I, 21 ; IV, 4 ; Av. 30), le cerf (Ph. I, 12), etc…Les animaux domestiques sont décrits en général sous un aspect peu plaisant tels les chiens qui acceptent le servitude et ses attributs pour assouvir leur faim (Ph.III, 7 ; Av. 37) ; ces derniers sont souvent assoiffés (Ph.I, 20 ; 25), sales (Ph. IV, 19) ; seul le vieux chien de chasse est émouvant quand il a perdu ses forces (Ph.V, 10). L’âne est chargé de lourds fardeaux (Ph.IV, 1) comme les mulets (Ph.II, 7). Même le cheval doit subir le frein du cavalier (Ph.IV, 4) ou la servitude du moulin (Ph.A, 19). Parmi les oiseaux, les plus forts, des rapaces en général, saisissent toutes sortes de proies pour les dévorer (Ph.I, 9 ; 31 ; II, 6 ; III, 16 ; Av.2) ; ils sont décrits en train de voler (comme la grue : Av.15) ou de nicher dans les arbres (Ph.II, 4 ; III, 16). A plusieurs reprises, le paon est décrit dans toute sa beauté Ph.I, 3 ; III, 18 ; Av.15). Les grenouilles se font remarquer par leur agitation incessante chez Phèdre (I, 2 ; 6 ; 24) ; leur aspect est davantage précisé chez Avianus (6). Parmi les insectes, on retiendra surtout la fourmi caractérisée par son labeur incessant (Ph.IV, 25 ; Av. 34) et la cigale par son chant importun (Ph.III, 16 ; Av.34).
   Les êtres humains sont surtout représentés, à la campagne, par les paysans s’apprêtant à labourer (Ph.A 10 ; Av.28) ou à moissonner (Av.21), conduisant leur chariot (Ph.III, 6 ; Av.32) ou venant nourrir leurs bœufs à l’étable (Ph.II 8). Les chasseurs, pour leur part, traquent sans pitié les bêtes sauvages (Ph.A 26 ; Av. 24), les blessent à mort (Ph., 12 ; V, 10 ; Av. 16 ; 30) ou les font tomber dans des fosses (Ph.I, 18 ; III, 2). A la ville, l’accent est mis surtout sur les prêtres qui immolent les victimes dans les temples (Av. 36 ; 42) ou accablent leur âne de fardeaux et de coups (Ph.IV, 1) et sur tous les gens de spectacle, athlètes (Ph.IV, 22 ; 26 ; A, 11), joueur de flûte ( Ph.V, 7) ou bouffon (Ph.V, 5). A l’intérieur des familles sont esquissés les rapports tantôt avec le père et les enfants (Ph.III, 8 ; 10 ; IV, 5), tantôt entre les maîtres et leurs esclaves (Ph.A 10 ; 15).
   Toutefois, le fabuliste n’est pas un savant naturaliste ou un peintre de mœurs : la fable ne prend un sens que dans la mesure où elle reflète une vérité d’ordre universel. Et pour ce faire il faut parfois s’écarter de la simple réalité de sorte que les animaux en majorité incarnent des caractères typiquement humains.
C’est ainsi que font preuve de ruse essentiellement le renard (Ph. I, 13 ; 26 ; IV, 9 ; A 30), mais aussi le loup (Ph. I, 17 ; A 17 ; Av.42), le lion ( Av.18 ; 26), le cerf (Ph.I, 16), la chatte (Ph.II, 4), la belette (Ph.IV 2) chez les mammifères ; le milan (Ph.I, 31), la chouette (Ph.III, 16), la cigogne (Ph. I, 26), la corneille (Ph.A 24) chez les oiseaux ; sans compter d’autres espèces comme la tortue (Av. 2) et le lézard (Ph. A, 23)
La rapacité et la cupidité sont surtout le propre des chiens (Ph.I, 4 ; 20 ; III, 7 ; Av.37), mais aussi du renard (Ph.I 13), du lion (Ph. I, 5), du loup (Ph.I, 1), de la belette (Ph.IV 6) et du serpent (Ph. IV, 21).
La cruauté est incarnée par le taureau (Ph.I 30 ; Av. 28), la panthère (Ph.III 2), le chien (Av. 7), le serpent (Ph. IV 20), l’hydre ( Ph.I 2) et même la mouche ( Ph.V, 3).
L’audace vaine et l’arrogance sont souvent le propre de l’âne (Ph.I 11 ; 21 ; 29 ; Av.5), parfois aussi du tigre (Av.17), du sanglier (Av. 30), du choucas (Ph.I 3), du poisson d’eau douce (Av. 38) et même de la mouche (Ph.III 6), sans parler de la grenouille (Ph.I 24).
La paresse et l’oisiveté sont stigmatisées chez les bourdons (Ph. III, 13), la mouche (Ph.IV 25) et la cigale (Av.34).
   Ces différents défauts sont également le propre d’êtres humains, surtout chez Phèdre qui fait la satire d’une courtisane rusée (A 27), de maîtres cruels (A 15 ; 18), du soldat fanfaron (V 2) et en partie chez Avianus qui peint notamment la cupidité du propriétaire de l’oie aux œufs d’or (33) etc…
   Dans le monde des fables où le principal mobile de l’action est tantôt la faim, tantôt la soif, n’est- on pas souvent plus près de la « tragédie » que de la « comédie à cent actes divers »dont parle La Fontaine ? En effet, dans un tel monde où la violence prédomine du fait de la nature ou du fait des hommes, n’est-ce pas toujours « la raison du plus fort (ou du plus rusé) qui est souvent la meilleure » ?
   Certes, dans la lutte incessante pour la vie, ou la survie, nous assistons à une série de scènes où la violence est en germe ou se déchaîne : scènes de carnage quand les animaux se dévorent entre eux , depuis les bêtes sauvages qui s’attaquent aux bêtes d’élevage jusqu’aux oiseaux de proie qui saisissent tous les plus faibles qu’eux ; même les hommes, paysans, bergers, voyageurs, sont à la merci des bêtes féroces ; des scènes de tempête montrent la victoire des éléments déchaînés contre les choses, les arbres, les navigateurs. La violence est aussi l’apanage des hommes dans des scènes de chasse, de pêche, de sacrifice ou de domestication des animaux ; les esclaves sont souvent battus par leur maître. En bref, le plus faible ou le plus naïf est le plus souvent persécuté, pour ne pas dire décimé, par le plus fort ou le plus malin.
   Et cependant, un certain optimisme resurgit quand nous voyons que la prudence peut l’emporter sur la force et sur la ruse : chez nos deux fabulistes, des animaux, des plantes, des choses et parfois des hommes parviennent à échapper à la violence ; le labeur peut l’emporter sur la paresse et l’insouciance ; la vanité est souvent punie ; la liberté peut l’emporter sur la servilité et la bienveillance sur les lois naturelles et la piété est parfois récompensée. En somme, tout en restant lucides sur « la loi de la jungle » qui régit souvent l’univers, Phèdre et Avianus nous rappellent aussi que le bien peut l’emporter sur le mal à condition de pratiquer une sagesse sans illusion, mais sans défaitisme non plus.

   En conclusion, les fabulistes latins, entre leurs modèles grecs et leur principal imitateur, La Fontaine, illustrent avec bonheur un genre qui n’a cessé au fil des siècles de divertir et d’instruire un vaste public. Certes Phèdre et Avianus ne sont pas si prolixes que leurs modèles grecs (qui ont écrit plus de 350 fables ésopiques) ni que La Fontaine qui a laissé un recueil de près de 250 fables. De plus, ils sont, la plupart du temps, beaucoup plus sobres et beaucoup plus brefs que les fabulistes grecs et français. Mais cet éclectisme et cette sobriété contribuent d’une certaine façon à rendre leur œuvre plus dense et plus efficace. Ainsi il faut considérer que la fable à Rome reste un genre représentatif de la « publica materies » dont par le Horace dans son Art poétique (lui-même l’a utilisé avec bonheur dans telle ou telle de ses Épîtres et de ses Satires). Les fabulistes latins y ont exercé leur talent en y laissant leur marque personnelle, restant fidèles aux principes chers aux Anciens de l’Imitatio et de l’Aemulatio. On sait la fortune que connaîtront de tels principes chez nos auteurs classiques et, en premier lieu, chez La Fontaine pour qui « l’imitation ne fut point un esclavage »…



Bibliographie :

Avianus, Fables, (Texte établi et traduit par Françoise Gaide), Paris, C.U.F., 1969.
Ésope, Fables, (Texte établi et traduit par Émile Chambry), Paris, C.U.F., 1960.
Phèdre, Fables, (Texte établi et traduit par Alice Brenot), Paris, C.U.F., 1969.
Fondation Hardt pour l’étude de l’Antiquité classique (Vandoeuvres-Genève) : Entretiens 30, 1983. La Fable, Fondation Hardt, 1984.





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