jeudi 9 juin 2016

Christianisation des chants funèbres chez Sidoine Apollinaire




Donne asile, ô terre, à cet être ;
Reçois-le dans ton tendre sein.
Je te remets des membres d’homme,
Te confie de nobles débris.
        Prudence (Peristephanon, Hymne X, 125-128)

              

Témoin privilégié d’un tournant majeur dans l’histoire de l’Empire romain d’Occident qui allait s’effondrer en 476, Sidoine Apollinaire, né à Lyon vers 431 dans une famille aristocratique, s’éteignit à Clermont-Ferrand vers 486. Dès 456, il conquiert la gloire littéraire en composant un premier Panégyrique impérial qui devait être suivi de deux autres en 458 et 468 ; il confirme sa réputation de poète lors d’une période de retraite entre 461 et 467. Toutefois, arrivé à l’âge mûr, il va préférer à la poésie le genre épistolaire –c’est du moins ce qu’il affirme à son ami Firminus dans la lettre qu’il lui envoie de Clermont en février 482 en y introduisant une sorte de testament littéraire…en vers (Ep.IX, 16, 3, v. 1-86).

               Après avoir atteint un sommet du cursus honorum quand il devient préfet de Rome en 468, il devient évêque de Clermont vers 470. Dès lors, la majeure partie de son œuvre est en effet consacrée à sa correspondance en prose, largement imprégnée de la religion chrétienne, à laquelle il avait accordé peu de place dans son recueil de Carmina, hormis le poème d’action de grâce à l’évêque Faustus en 465 (C.XVI). Néanmoins, Sidoine introduit encore quelques poèmes à l’intérieur de ses Lettres en prose. Quatre d’entre elles, d’inspiration chrétienne, contiennent notamment un chant funèbre et nous donnent un précieux éventail des relations de Sidoine d’abord juste avant son épiscopat en 469-quand il est encore laïque-, puis, pendant son épiscopat, avant et après son exil de 475, quand l’Auvergne est livrée à Euric, roi des Goths.

Le premier chant funèbre rédigé par Sidoine est inséré dans une lettre qu’il envoie à son neveu Secundus qui n’a plus son père (Ep.III, 12) ;  c’est en 469, sur la route de Lyon à Clermont, que l’occasion de lui écrire se présente. En effet des fossoyeurs  s’apprêtaient à bêcher l’endroit où son grand père, c’est-à-dire l‘arrière grand père de son correspondant, avait été enterré[1]. En effet les intempéries avaient dévasté le tertre qui protégeait la tombe des morts, et celle d’Apollinaris risquait alors d’être profanée[2] (§1). Bouleversé à ce spectacle, Sidoine, qui voyage à cheval, aperçoit, du haut d’un promontoire, les premiers effets des coups de bêche : les mottes de terre qui commencent à recouvrir « l’antique tombeau » et ainsi un publicum scelus (un crime contre les lois de l’État) qui se prépare[3]. Sidoine alors se précipite vers les coupables en criant pour éviter un tel forfait et, sans attendre, il châtie les coupables[4] . Conscient qu’un tel châtiment anticipe la décision épiscopale, poursuivant sa route, Sidoine fait part à l’évêque du lieu, Patiens,de son initiative ; ce dernier , loin de le désavouer, l’en glorifie en invoquant le mos maiorum[5] (§3). Puis Sidoine avertit son neveu de veiller à ce qu’un tertre soit élevé sur le tombeau d’Apollinaris : une plaque polie (leuigata pagina) le recouvrira ; lui-même a payé d’avance Gaudentius pour cette dernière. Il en vient alors à évoquer les vers qu’il a composés en une nuit pour qu’ils soient rapidement gravés dans le marbre : à Secundus de veiller à ce que le lapicide ne fasse pas d’erreur pour éviter la critique d’un lecteur jaloux. Sidoine promet d’être reconnaissant envers son neveu s’il exécute cette demande pio studio (avec un pieux empressement)[6] (§4-5 début). Suit alors l’épitaphe. Cette dernière comprend 20 hendécasyllabes[7].
Les 5 premiers vers constituent une apostrophe au voyageur[8] :

               Serum post patruos patremque carmen
               haud indignus auo nepos dicaui,
               ne fors tempore postumo, uiator,
               ignorans reuerentiam sepulti
               tellurem tereres inaggeratam(v.1-5)[9].

               Sidoine souligne ici la continuité de la pietas à la troisième génération ; non sans fierté, il rappelle aussi la continuité dans le rang social qu’il a acquis comme son grand père[10]. Son but est d’éviter que se reproduise, même involontairement, une autre violation de la tombe (les allitérations en t reproduisant une sorte de piétinement). Puis le poète enchaîne sur ce que le voyageur doit connaître :

               Praefectus iacet hic Apollinaris,
               post praetoria recta Galliarum
               maerentis patriae sinu receptus,
               consultissimus utilissimusque
               ruris, militiae, forique cultor,       
               exemploque aliis periculoso
               liber sub dominantibus tyrannis. (v.6-12)[11].

              Sidoine nous renseigne d’abord sur les fonctions et le nom du grand père, le chiasme du vers 6 encadrant la formule traditionnelle « ci-gît » ; puis, après le deuil que suscita sa mort dans la patrie où il repose, sont énumérées les différentes fonctions qui furent assumées par le défunt dont les qualités éminentes sont rehaussées par des superlatifs, ainsi que la bravoure qu’il manifesta (devant les dangers suscités par les usurpateurs Constantin et Jovin) renforcée par l’antithèse liber et tyrannis.

               La suite du poème a un caractère chrétien très marqué ; il rappelle d’abord le baptême qu’Apollinaris fut le premier de la famille à le recevoir : 

               Haec sed maxima dignitas probatur,
               quod frontem cruce, membra fonte purgans
               primus de numero patrum suorum
               sacris sacrilegis renuntiauit(v.13-16).[12]

               Plaçant ici clairement le baptême d’Apollinaris comme le sommet d’un cursus spirituel, Sidoine en donne ici les éléments principaux : imposition du signe de la croix sur le front, purification par l’eau et renoncement à tout culte sacrilège[13]. Le parallélisme des expressions au vers 14 et les allitérations des vers 15 et 16 contribuent à l’évocation de la majesté du sacrement.
               Le quatrain final souligne la gloire actuelle du défunt :

               Hoc primum est decus, haec superba uirtus,
               spe praecedere quos honore iungas,
               quique hic sunt titulis pares parentes,
               hos illic meritis superuenire (v.17-20).[14]

               Soulignée par l’anaphore du démonstratif  qui vient en écho de celui du vers 13, la gloire actuelle d’Apollinaris est mise en valeur par les termes decus et uirtus et sa supériorité, désignée par les termes praecedere et superuenire, vient de son séjour céleste contrastant avec celui d’ici-bas comme le montre bien l’antithèse hic et illic des deux derniers vers.

               Sidoine revient à la prose pour conclure sa lettre (§6) : il utilise, comme c’est fréquent dans un éloge, un locus humilitatis, en évoquant la « qualité de son épitaphe » bien inférieure à la science et à la culture de son ancêtre, mais l’âme du défunt accepte « le chant offert à ses mânes », périphrase qui constitue une variante pour désigner le poème ; ce dernier représente une dette envers Apollinaris. Celle-ci, réglée de la part de la troisième et de la quatrième génération, est acquittée quoi qu’il en soit beaucoup plus rapidement que celles que représentèrent l’hommage d’Alexandre le Grand aux mânes d’Achille[15] et celui de César aux mânes d’Hector à Troie[16] . C’est par ces deux exemples fameux que Sidoine, renouant en quelque sorte avec une de ses pratiques fréquentes dans sa poésie, où il se plaisait à célébrer par l’usage de l’amplificatio  ceux dont il faisait l’éloge, rend en quelque sorte un hommage suprême à Apollinaris.

               Ainsi l’épitaphe rédigée par Sidoine est bien mise en valeur par son cadre en prose qui nous donne de précieux renseignements sur les circonstances qui l’entourent. Ceci permet notamment de constater l’originalité qui consiste à allier la prose et la poésie, ce qui est un choix que n’avait pas fait Ausone quand il célébrait la mémoire de son grand père Arborius dans ses Parentalia au siècle précédent[17]. Et, surtout, contrairement au poète bordelais qui se référait implicitement dans son recueil à des coutumes païennes relatées par Ovide (Fast.II, 34 ;  533), Sidoine consacre la deuxième partie de son épitaphe à la conversion de son grand père au christianisme.


               La couleur chrétienne apparaît aussi dans l’épitaphe que Sidoine introduit au cœur d’une lettre qu’il envoie depuis Lyon à son ami Désidératus à la fin de l’année 469 (Ep.II, 8). Il s’agit d’y célébrer Philomathia, épouse d’Ériphius et fille de Philomathius, deux compatriotes lyonnais avec lesquels il correspond par ailleurs[18]. Le début de la lettre en prose constitue l’éloge funèbre de la défunte : la tristesse étreint Sidoine comme le souligne l’incipit avec le superlatif maestissimus ; ce sentiment gagne tout l’entourage de Philomathia dont la mort est toute récente[19]. Sidoine donne de suite le nom de la défunte en la qualifiant de matrona, ce qui situe sa place dans la société ; il énumère aussitôt toutes ses qualités aussi bien comme épouse, mère et fille que maîtresse de maison : ce qui suscite autour d’elle respect, obligeance et affection[20] ; il précise ce qu’était sa situation familiale et les conséquences cruelles que sa perte inflige à chaque génération : son mari devient veuf, son père privé d’enfant, ses cinq enfants orphelins.(§1). Puis Sidoine évoque les obsèques proprement dites : il oppose les honneurs rendus à sa dépouille aux enterrements qu’effectuent les croque-morts et les fossoyeurs  en les raillant au passage[21] ; de fait, le cercueil de Philomathia est porté et retenu aussi bien par sa famille que par ses proches en pleurs pour l’embrasser avant d’être confié aux prêtres pour placer la défunte, comme endormie, dans sa « demeure éternelle », une périphrase qui désigne son tombeau : on remarque ici la touche chrétienne discrète dans une cérémonie qui retrace l’enterrement de la défunte comme on en trouve des exemples à Rome parallèlement à la pratique de la crémation[22]. Puis le père de la défunte demande une « chant funèbre »(neniam funebrem) à Sidoine, encore sous le coup du chagrin, qui choisit des hendécasyllabes pour être gravés dans le marbre ; si Désidératus en est d’accord, ce poème pourrait être ajouté par le libraire de l’auteur à ses autres épigrammes (§2). Sidoine présente alors ses 15 vers comme un « epitaphion »[23] . Le premier quatrain reprend et précise ce que le texte en prose évoquait déjà :

               « Occasu celeri feroque raptam
               gnatis quinque patrique coniugique
               hoc flentis patriae manus locarunt
               matronam Philomathiam sepulchro. » (v.1-4)[24]

               En effet, après l’incipit qui qualifie la mort de la défunte en signalant sa rapidité et sa cruauté, un groupe ternaire condense les membres de la famille directement touchés : les cinq enfants, le père et l’époux, suivent les vers qui rappellent, à nouveau, la qualité et le nom de la défunte ainsi que le deuil de sa patrie- ce qui condense et amplifie ce que la prose nous apprenait- et la mention du sépulcre où elle est ensevelie[25]. La suite et la fin du poème constituent une longue apostrophe à la défunte ; il s’agit d’abord d’évoquer ses nombreuses qualités :

               «O splendor generis, decus mariti,
               prudens, casta, decens, seuera, dulcis
               atque ipsis senioribus sequenda,
               discordantia quae solent putari
               morum commoditate copulasti:
               nam uitae comites bonae fuerunt
               libertas grauis et pudor facetus. » (v.5-11).[26]

               Des périphrases élogieuses précèdent une énumération des qualités et des vertus de Philomathia ; ceci vient en écho de l’éloge en prose qui a précédé[27] .

 Sidoine ajoute que la défunte, ayant à peine dépassé trente ans, était dans la fleur de l’âge ; ce détail est un topos de l’épigraphie funéraire antique, celui de la mors immatura. Il conclut par un contraste entre les justes honneurs qui lui sont rendus et l’injustice qu’ils représentent, un contraste souligné par l’allitération iniuste et iusta du vers 15.

 L’auteur revient ensuite à la prose : sobrement, il invite son correspondant à revenir en ville pour apporter ses condoléances aux deux familles affligées- ce qui constitue un devoir envers des proches ; puis l’épistolier conclut sa lettre par une légère touche chrétienne puisqu’il prie Dieu que Désidératus n’ait pas à recevoir des condoléances, c’est-à-dire qu’il n’ait pas de deuil personnel à déplorer (§3).

Dans cette épitaphe, Sidoine s’inspire encore largement de thèmes fournis par la tradition classique comme nous le constatons non seulement dans de nombreuses épigrammes funéraires de l’Anthologie Palatine (VII), mais aussi chez les Romains, notamment dans l’Éloge funèbre d’une matrone romaine du 1er siècle, qui est une épitaphe traduite, commentée et précédée d’une très longue introduction par M.Durry[28]. Sous une autre forme, celle d’un épicède, le poète Stace, si apprécié par Sidoine, avait fait l’éloge d’une autre dame romaine, la jeune Priscilla, à l’époque flavienne ( Silves V, 1, en 262 hexamètres) où nombre de thèmes communs apparaissaient déjà : apostrophe à la défunte (v.11sq.), allusion à une brillante ascendance (v.53sq.), qualités nombreuses telles que la pudeur, l’honneur, l’austérité sans rigidité, honnêteté enjouée, pudeur mêlée de charme, dévouement à son époux (v.62-69). Au IV°siècle, Ausone dans ses Parentalia avait aussi célébré pour les défuntes de sa famille nombre de thèmes repris par Sidoine, notamment à propos du décès de sa femme morte avant 28 ans, Attusia Lucana Sabina (Poème IX)[29].

               Les deux autres chants funèbres que Sidoine nous a laissés relèvent totalement de la tradition chrétienne : il les écrit en effet une fois qu’il est devenu évêque de Clermont et pour des membres du clergé.

Le premier de ces chants concerne Claudien Mamert appartenant au clergé séculier puisqu’il est prêtre, frère de l’évêque de Vienne : il occupe l’essentiel de la lettre que Sidoine envoie à l’annonce de sa mort à Pétréius, neveu de Claudien, depuis Vienne (Ep. V, 11), soit dans l’hiver de 471-2, soit dans celui de 474-5. Sidoine avait déjà correspondu avec Claudien en 471 (Ep.IV, 3) pour lui envoyer un éloge dithyrambique de deux œuvres que celui-ci lui avait dédiées : l’une traitait de la nature de l’âme, l’autre relevait de la poésie chrétienne en tant qu’hymne[30]. Si ce dernier type d’éloge restait surtout formel, l’éloge funèbre, en revanche, nous donne beaucoup plus de renseignements fondamentaux sur ce prêtre tout en dévoilant davantage les sentiments personnels de Sidoine.

L’épitaphe de Claudien est encadré par deux développements en prose dont le premier est un long éloge du défunt (§1-6 début). L’incipit  traduit le tourment profond de Sidoine à cause de la mort récente de celui dont il souligne d’emblée la personnalité exceptionnelle[31] . Suit une énumération des nombreuses qualités du défunt, de la sagesse à l’intelligence,[32]qui le rendent supérieur à ses contemporains et  à tous ses compatriotes. Sidoine insiste surtout sur la consécration de Claudien à la philosophie tout en rappelant sa fidélité à la religion. Il rappelle l’humour ou la satire virulente que pratiquait le défunt vis-à-vis des attributs extérieurs des philosophes, à la façon dont les auteurs profanes, puis chrétiens se moquaient fréquemment[33]. Néanmoins il revient sur la façon dont Claudien conciliait la philosophie platonicienne et la foi. Il évoque ensuite longuement sa grande culture et tous les trésors de sa science qu’il dispensait à son entourage lors de séances de disputatio[34] (§ 2-3). D’autres vertus de Claudien plus spécifiquement chrétiennes sont énumérées : on y retrouve aisément les leçons de l’Évangile[35]. Le témoignage qu’il donne concernant les marques d’affection vis-à-vis de son frère, l’évêque Mamert-et qui fait de tous deux un exemple extraordinaire- fournit une énumération précieuse des charges qu’il remplit pour lui venir en aide[36] (§ 5). Après ces rappels nostalgiques, Sidoine revient au présent et sa douleur est ravivée par ces souvenirs : il annonce « le chant funèbre triste et douloureux » qu’il a eu de la peine à composer pour « cette cendre ingrate »[37] ; néanmoins, sa douleur « grosse de larmes » a enflammé son esprit et il annonce son carmen (qui comprend 25 hendécasyllabes) (§6 début).

Les 3 premiers vers présentent le défunt :
               Germani decus et dolor Mamerti
               mirantum unica pompa episcoporum,
               hoc dat caespite membra Claudianus, (V.1-3)[38]

Trois périphrases désignent le défunt en des termes où se mêlent la gloire et la douleur, renforcées par des chiasmes qui mettent en valeur respectivement les sentiments de son frère et des évêques, avant que le tombeau ne soit désigné par la synecdoque du « gazon » , le corps par celle des « membres », puis Claudien enfin nommé[39].

               Le quatrain suivant évoque la culture de Claudien :
               Triplex bybliotheca quo magistro,
               Romana, Attica, Christiana, fulsit ;
               quam totam monachus uirente in aeuo
               secreta bibit institutione, (v.4-7)[40]

               C’est encore par une synecdoque que Sidoine évoque la culture de Claudien en en désignant l’étendue par un groupe ternaire qui place la chrétienne au sommet en quelque sorte : ce qui prouve que le défunt était fidèle à la fois à la tradition classique et à la tradition chrétienne, même si dans sa jeunesse il a été instruit dans un monastère[41].

               Suit une première énumération de nombreuses pratiques intellectuelles du défunt :

               Orator,dialecticus, poeta,
               tractator, geometra, musicusque,
               doctus soluere uincla quaestionum
               et uerbi gladio secare sectas,
               si quae catholicam fidem lacessunt. (v.8-12)[42]

Ces pratiques correspondent en grande partie à celles que Sidoine avait déjà louées à propos de ses ouvrages en 471 (Ep.IV, 3), mais de manière beaucoup plus sobre ; la dernière de ces pratiques est figurée par la métaphore du glaive qui qualifie la défense de la foi catholique[43] ; elle correspond à l’insistance avec laquelle, dès l’ouverture de la lettre en prose (§1), Sidoine avait insisté sur la foi de Claudien. Ses talents de musicien sont ensuite mentionnés ainsi que sa capacité à choisir les textes selon les fêtes et à quel moment de l’office autrement dit à organiser la liturgie tout au long de l’année avec l’approbation de son frère l’évêque :

               Psalmorum hic modulator et phonascus
               ante altaria fratre gratulante
               instructas docuit sonare classes.
               Hic sollemnibus annuis parauit
               quae pro tempore lecta conuenirent. (v.13-17)[44]

               L’intérêt que Claudien a pour la musique s’était déjà manifesté dans son élaboration d’un Hymne loué par Sidoine (Ep.IV, 3,8), mais ici il est question des Psaumes qui sont mis en musique et chantés lors des offices.[45]

               Le quatrain suivant rappelle le titre de Claudien, mais aussi ses fonctions réelles :

               Antistes fuit ordine in secundo,
               fratrem fasce leuans episcopali.
               Nam de pontificis tenore summi
               ille insignia sumpsit, hic laborem. (v.18-21)[46]

               C’est l’évêque qui est nommé summus sacerdos et le prêtre sacerdos secundi ordinis . Sidoine amplifie ici l’éloge du défunt en opposant les honneurs de Mamert aux tâches de son frère ; mais il célèbre aussi l’évêque ailleurs, notamment comme l’ « inventeur » des Rogations (Ep.V, 14) et l’amitié qu’il a signalée entre les deux frères ôte toute idée d’injustice ou de rancœur.

               Les derniers vers de l’épitaphe sont une apostrophe au lecteur :

               At tu, quisque doles, amice lector,
               de tanto quasi nil uiro supersit,
               udis parce genis rigare marmor :
               mens et gloria non queunt humari. (v.23-25)[47]

               Cette apostrophe au lecteur, simple passant ou voyageur, était de longue date un topos d’épitaphe[48]. Sidoine suppose qu’il serait affligé à la pensée que Claudien aurait tout à fait disparu ; il utilise pour ce faire un contraste entre les pleurs versés et la dureté du marbre et conclut par un vers de consolation qui est ambivalent car il reprend le thème de la survie de l’âme quand le corps est inhumé –ce qui correspond autant à la qualité de Claudien comme philosophe platonicien que prêtre chrétien[49] ; le thème de la gloire qui survit à la mort est aussi fréquent dans la pensée antique profane que chrétienne[50].

               La fin de la lettre est à nouveau en prose : elle clôt d’abord le carmen en précisant qu’il fut écrit sur le tombeau, désigné par la synecdoque ossa, de celui que Sidoine considérait comme « un frère en parfaite harmonie » (unanimi fratris)[51]. Étant absent lors des obsèques, il a donné libre cours à ses larmes en écrivant l’épitaphe comme d’autres ont pleuré devant le tombeau[52] . Cette touche pathétique du chagrin et des larmes-qui était de mise dans les épitaphes-nous paraît particulièrement développée dans cette lettre tant dans la partie en prose que dans celle qui est versifiée. La dernière remarque de Sidoine porte sur le devoir de manifester sa solidarité envers les amis, qu’ils soient morts ou vivants.

               L’autre chant funèbre écrit par Sidoine, évêque, figure dans l’Épître adressée en 477, après son retour d’exil, au frère Volusianus, depuis Clermont-Ferrand (VII, 17). Si le carmen  est inséré, comme les précédents, à l’intérieur d’un texte en prose, il diffère des autres car il ne s’agit plus d’une épitaphe, mais d’un poème relatant la vie et la mort d’un saint, Abraham,  qui fut martyre, puis fonda un monastère non loin de Clermont[53].

               Dès l’ouverture de la lettre, Sidoine rappelle à son correspondant que ce dernier lui demande « au nom de l’amitié », de reprendre sa pratique de la poésie[54]pour « consacrer au saint homme Abraham décédé un chant funèbre neniam sepulchralem en vers élégiaques »[55]. Sidoine va obéir à son ami, d’autant plus qu’il a en exemple le dévouement qu’a montré le comte Victorius[56] vis-à-vis du défunt : il l’a en effet assisté pieusement dans ses derniers instants [57](§1). Si le même Victorius a pris en charge le coût des obsèques, Sidoine pour sa part offrira les mots que lui inspire « une mutuelle affection ». Il annonce, sans manquer au locus humilitatis, le triptyque qu’il va s’efforcer de peindre, à savoir « le caractère, les actes, les vertus » d’Abraham[58]. (§2 début).

               En 30 vers, soit 15 distiques élégiaques, Sidoine rédige alors le carmen demandé, qui porte en germe la trame de la Vie d’Abraham, comme d’une manière générale l’avait signalé M. Durry dans l’introduction à son étude sur L’Éloge d’une matrone romaine[59]. Ce chant funèbre est encadré par un quatrain qui apostrophe le défunt comme digne d’être associé aux saints patrons[60] :

               Abraham sanctis merito sociande patronis,
                 quos tibi collegas dicere non trepidem,
               (nam sic praecedunt, ut mox tamen ipse sequ      are)
                 dat partem regni portio martyrii (v.1-4)[61].

Et un autre qui clôt le poème évoquant le défunt au Paradis :

               Iam te circumstant paradisi milia sacri ;
                 Abraham iam te conperegrinus habet ;
               iam patriam ingrederis, sed de qua decidit Adam;
               iam potes ad fontem fluminis ire tui (v.27-30)[62].

               Utilisant l’anaphore de  iam  qui accentue la fin de ses peines, Sidoine ici évoque la vie bienheureuse du défunt dans l’au-delà-christianisant un thème antique bien connu[63] ; des milliers d’habitants de ceux qui l’entourent au Paradis se détache un personnage éminent, Abraham, qui est choisi pour une certaine communauté de destin avec le défunt par ses voyages ; après un rappel d’Adam qui fut chassé de cette patrie, le défunt retrouve son fleuve d’origine, l’Euphrate : ainsi le poète clôt son chant par une triple référence biblique[64].

               C’est à l’intérieur d’un tel cadre que Sidoine, s’adressant toujours au défunt, évoque son lieu de naissance près de l’Euphrate, son emprisonnement de cinq ans à cause de sa foi chrétienne, avant son départ pour l’Occident :

               Natus ad Euphraten, pro Christo ergastula passus
               et quinquennali uincula laxa fame,
               elapsus regi truculento Susidis orae
                 occiduum properas solus ad usque solum. (v.5-8)[65].


               Après une mention du martyre subi par Abraham-qui renvoie à la persécution des chrétiens sous le règne des Sassanides vers 446 et qui décrit la faim subie alors du fait de l’emprisonnement- Sidoine évoque le chemin vers l’ouest que prend le chrétien-ce qui contraste avec l’attirance pour l’orient de nombre de chrétiens du siècle précédent. On remarque la densité et la sobriété de l’évocation propre au style des épigrammes funéraires- et qui contraste avec les Vitae des saints en prose. Sidoine utilise néanmoins la paronomase  solus..solum, et ce jeu de mots prend ici une tonalité sérieuse pour insister sur la détermination personnelle d’Abraham et le but qu’il s’est donné.

               Le quatrain suivant évoque les actions du « confesseur » sur son passage :

               Sed confessorem uirtutum signa sequuntur
                 spiritibusque malis fers, fugitiue, fugam.
               Quaque uenis,Lemurum se clamat cedere turba :
                 daemonas ire iubes exul in exilium.(v.9-12).[66]

               Sidoine adopte le terme de confesseur à la manière de Prudence notamment quand il évoque saint Cassien professant la foi chrétienne ( e.g.Peristeph. IX, 55) et insiste surtout sur les miracles qu’Abraham accomplit sur son passage en employant la périphrase uirtutum signa qui renvoie entre autres au vocabulaire choisi déjà par Sulpice Sévère à propos de saint Martin dans sa Vita [67] ; à trois reprises, il insiste sur son pouvoir de chasser les démons qu’il désigne tantôt par une périphrase, tantôt par le terme latin des « Lémures » -qui équivalent à des spectres malfaisants, tantôt par le terme grec « démons » qui pour les chrétiens désignaient des esprits malins ; il multiplie aussi les allitérations et les jeux de mots (surtout aux vers 9, 10, 12).

               Un distique sert de transition entre ces actions et le voyage qu’il projette :

               Expeteris cunctis, nec te capit ambitus ullus ;
                 est tibi delatus plus onerosus honor. (v.13-14)[68]

               Abraham imite ici surtout le Christ lui-même qui refuse de s’arrêter parmi ceux qui voudraient le retenir notamment quand il a fait des miracles (e.g. Jean, VI, 15) car il a une mission à accomplir.[69]

               Puis vient l’énumération des lieux que traverse Abraham :

               Romuleos refugis Byzantinosque fragores
                 atque sagittifero moenia fracta Tito.
               Murus Alexandri te non tenet Antiochique :
                 spernis Elisseae Byrsica tecta domus.
               Rura paludicolae temnis populosa Rauennae
                 et quae lanigero de sue nomen habent.(v.15-20)[70]

               Sidoine énumère d’abord trois des villes les plus importantes pour les chrétiens : Rome renommée notamment pour les martyres de saint Paul et de saint Pierre, Byzance, devenue Constantinople où siégea le premier empereur converti au christianisme, qui sont bruyantes du fait de leur développement, puis Jérusalem désignée par une périphrase qui rappelle sa destruction par l’empereur Titus[71] . Trois autres villes importantes n’arrêtent pas Abraham, Alexandrie et Antioche désignées par une synecdoque, puis Carthage par une périphrase qui rappelle ce que Virgile en dit dans l’Énéide[72] . Deux villes d’Italie sont encore dédaignées par le saint homme, Ravenne évoquée par ses marécages, puis Milan désignée par l’évocation d’une légende concernant l’étymologie de son nom[73]. Toutes ces villes ont encore une grande importance au V°s. tant sur le plan politique que religieux[74]. Le quatrain suivant ne fait que mieux ressortir l’humilité du lieu choisi par Abraham pour y demeurer :

               Angulus iste placet paupertinusque recessus
                 et casa, cui culmo culmina pressa forent.
               Aedificas hic ipse deo uenerabile templum,
   ipse dei templum corpore facte prius (v.21-24).[75]

               Deux termes désignent d’abord la pauvre retraite où s’arrête Abraham, en complet contraste avec l’énumération des riches villes qu’il a laissées derrière lui, puis la cabane couverte de chaume qui le protègera. On retrouve ici l’attrait pour les plus humbles retraites qu’avaient manifesté les plus anciens moines d’abord en Orient, puis en Occident épris d’ascétisme[76]. Sidoine manifeste son goût pour les allitérations qui peuvent souligner ici la dureté du lieu. Le distique suivant joue sur le double sens du mot templum le premier évoquant l’édification d’une chapelle pour y célébrer le culte divin, le second faisant allusion à la métaphore utilisée par saint Paul pour désigner les chrétiens[77].

               Très sobrement, Sidoine en un distique évoque la mort du saint homme :

               Finiti cursus istic uitaeque uiaeque :
                 sudori superest dupla corona tuo(v.25-26)[78].

               C’est par une périphrase imagée et scandée par les allitérations que Sidoine désigne à la fois la fin de la vie et la fin de sa course pour Abraham en suggérant sa tombe seulement par l’adverbe istic   au cœur du vers, avant d’évoquer sa récompense par une autre image paulinienne, celle de la couronne remportée par le fidèle chrétien qui a triomphé de la course de la vie comme l’athlète [79] : pour Abraham, la couronne est double car il a peiné à la fois physiquement dans son voyage et moralement dans sa  course spirituelle ; les allitérations en sifflantes dans les vers 26 conviennent bien à l’expression des efforts soutenus par le saint homme dans les deux cas.

               Sidoine revient à la prose pour finir sa lettre : il met d’abord un point final à son poème et il revient fortement sur l’amitié qui existe entre lui et son correspondant en employant, outre la variante caritas pour désigner leur amitié-ce qui lui donne une touche plus chrétienne- un groupe ternaire de termes qui approfondit leurs liens en tant que fratres, amicos, commilitones[80]. En retour, il adresse à Volusianus une prière : il s’agit d’être fidèle au défunt en rétablissant une règle ferme chez ses disciples, en maniant tantôt le châtiment, tantôt la louange, et il donne en exemple deux monastères réputés pour leurs exigences : celui de Lérins et celui de Grigny (§3)[81]. Sidoine se fait aussi l’interprète du nouvel abbé, Auxanius, pour que Volusianus le préserve de tout manque d’égard de la part des moines envers lui (§4).Ainsi nous constatons que Sidoine exerce aussi son autorité d’évêque sur un membre du clergé régulier[82].

               Dans ces quatre chants funèbres, nous avons donc retrouvé les principaux traits de la tradition classique : Sidoine y utilise largement le thème de la douleur de l’entourage ;  il donne le plus souvent le nom, l’origine, les qualités, les fonctions et parfois le parcours du défunt. Il évoque parfois les circonstances de la mort, les obsèques, le tombeau du défunt (avec des détails sur la plaque de marbre où sera gravée l’épitaphe) ; la survie du défunt est parfois mentionnée, soit ici-bas, soit dans l’au-delà. Sur le plan formel, l’auteur choisit le plus souvent l’hendécasyllabe et une fois le distique élégiaque pour  écrire ses chants. Le genre réclamant une certaine concision l’oblige à condenser son style qui était assez redondant dans ses carmina de jeunesse ; s’il a renoncé aux nugae, il use ici de la poésie pour des thèmes plus graves. Il se montre original en enchâssant ces chants funèbres dans le cadre en prose de la lettre. Cela lui permet de les éclairer par des topoi comme l’amitié qui le lie à son correspondant, le locus humilitatis, les circonstances de la composition du poème, parfois l’obligation d’improviser. Il peut encore écrire en prose nombre de thèmes qui annoncent ou prolongent ceux du chant funèbre.

               Ces quatre exemples traduisent surtout la christianisation d’un genre de poésie classique : ceci est lié à la conversion de Sidoine à un catholicisme plus exigeant qui le fait passer du sommet d’un cursus honorum laïque à un autre sommet, celui de l’épiscopat, dans la hiérarchie religieuse. Déjà marqué par cette conversion en 469, il entretient des rapports étroits avec des correligionnaires lyonnais comme son neveu Secundus, comme Désidératus, Philomathius et son beau-fils Ériphius ; devenu évêque de Clermont, il correspond tant avec le clergé séculier de Vienne que le clergé séculier de sa région.

               Grâce à ces chants funèbres, Sidoine nous propose une évocation de la pratique de sacrements comme le baptême (à propos de son grand père Apollinaris), du déroulement des obsèques où les prêtres catholiques jouent un rôle dans l’inhumation des défunts (à propos de Philomathia) ; dans le cas du prêtre Claudien, il nous renseigne sur la formation de prêtres dans un monastère avec un enseignement des auteurs classiques aussi bien que de l’Écriture sainte et des Pères de l’Eglise. Il nous instruit de leur rôle dans l’organisation du culte et de leurs charges parfois identiques à celles de l’évêque. Dans le cas de saint Abraham, il nous montre un ermite persécuté en Orient (et de ce fait martyr) qui part en Occident fonder un monastère en pratiquant souvent l’exorcisme sur sa route et qui choisit une humble retraite pour y mener une vie d’ascète.

               Oui, la lecture approfondie de ces chants funèbres nous permet de constater la christianisation de l’œuvre de Sidoine dans le second versant de sa vie qui correspond à son évolution spirituelle. Sa vaste culture profane s’enrichit alors de son imprégnation des Écritures et des Pères de l’Église. S’il a renoncé aux épigrammes très brèves de la plus haute antiquité, il a su néanmoins restreindre sa tendance à l’hyperbole et à la surenchère dont témoignaient la plupart de ses poèmes de jeunesse : ce qui ne donne que plus de force à une inspiration maîtrisée pour un hommage que la pietas des vivants a voulu rendre aux défunts valeureux de toute éternité.





              

              
              





[1] Il s’agit d’Apollinaris déjà mentionné dans une lettre à Philomathius en 467 (Ep.I, 3, 1), puis qui sera à nouveau cité en 476 ou 477 dans l’Épître à Aquilinus (V, 9, 1). Son tombeau se trouve en dehors de la cité comme le prescrivait la Loi des XII tables.
[2] Dès le début de son récit (§1), Sidoine souligne son émotion (pro dolor) et accumule les termes impliquant le risque de profanation d’un lieu sacré (manus profana, temerauerat ; nefas tantum ; impiare). L’accusation contre les croque-morts rejoint la pointe satirique contre eux, la même année, dans l’éloge funèbre de Philomathia (Ep.II, 8, 2).
[3] Il s’agit d’une violation de sépulture (Voir à ce sujet Impies et païens entre l’Antiquité et le Moyen Âge, Paris, 2002, ch.I « Violations de sépulture et impiété dans l’Antiquité tardive », Éric Rebillard, pp.65-80).
[4] Sidoine accumule les termes impliquant la culpabilité des fossoyeurs : il les qualifie de « brigands » (latrones), préparant un « audacieux forfait » (facinus audax) et « pris en flagrant délit » (in crimine reperti). Le terme torsi indiquant la peine infligée signifie que Sidoine a battu sévèrement les coupables.
[5] Sidoine donne ici un exemple de l’accord entre la juridiction laïque et celle de l’évêque qui fait allusion à la Loi des XII Tables.
[6] Sidoine donne ici de précieux renseignements sur les préparatifs matériels de l’épitaphe (remise en état du tombeau, installation de la plaque de marbre où le lapicide gravera l’épitaphe) et, à l’instar du poète Stace auquel il se réfère souvent dans ses Carmina, souligne sa capacité d’improvisation. Ici, travail matériel et création poétique contribuent à faire acte de pietas .
[7] Sidoine se démarque ici de nombreux auteurs de chants funèbres écrits en distiques élégiaques. Toutefois Martial (VI, 28 et Stace (Silves II, 7) l’avaient précédé dans ce choix.
[8] Ce qui était un topos des Épigrammes funéraires de l’Anthologie Palatine (VII, 408, 415, 419, 423, 656, 734  sq.), repris notamment par Martial (Ep. VI, 28, 10 ; X, 63, 1) etc.
[9] Nous adoptons pour toutes nos citations le texte établi et traduit par A.Loyen  in  Sidoine Apollinaire, Tome II, Paris, BL, 2°tir., 2003. « Petit-fils non indigne de mon grand père, je lui ai consacré, après mes oncles et mon père, ce poème tardif, pour qu’à l’avenir tu n’ailles point, voyageur, ignorant le respect dû à ce mort, fouler la terre de ce tertre. »
[10] Apollinaris en effet fut préfet du prétoire des Gaules (cf.Ep.I, 3, 1 et V, 9, 1) ; Sidoine pour sa part vient d’être nommé préfet de Rome en 468.
[11] « Ici gît le Préfet Apollinaris, qui, après avoir géré la préfecture du prétoire des Gaules, a été reçu dans le sein de sa patrie en larmes. Profondément versé dans les choses de la terre, du service public et du barreau, il les cultiva tour à tour, et, par un exemple périlleux pour d’autres, resta libre sous le règne des tyrans. »
[12]«  Mais le plus grand mérite qu’on lui reconnaisse, c’est d’avoir été le premier, de toute la lignée de ses ancêtres, en purifiant son front par le signe de la croix, son corps par l’eau de baptême, à renoncer à tout culte sacrilège ».
[13][13] Dans sa sobriété, Sidoine donne cependant  plus de précision sur le sacrement que Paulin de Nole qui écrivit pourtant de beaux vers destinés aussi à être gravés pour des baptistères (Ep. 32 à Sévère, 3-5).
[14] « La première gloire, la vertu par excellence, c’est de surpasser en espérance ceux qui sont ici-bas vos parents égaux par les titres ».
[15] Voir Cicéron ( Pro Archia X ) qui évoque Alexandre sur la tombe d’Achille au cap Sigée.
[16] Voir Lucain La Pharsale IX, 973-977 ; 987-999. Deux détails dans ces extraits renforcent encore le parallèle avec l’évocation de Sidoine : César faillit marcher sur les mânes d’Hector et il érigea en l’honneur des héros troyens un tertre de gazon avant de leur adresser une prière.
[17] Voir le Poème IV du recueil où le poète bordelais, en 16 distiques élégiaques, évoque aussi son « pieux devoir », nomme le défunt, signale son origine noble, des éléments de sa vie publique et privée, son séjour « parmi les âmes anciennes », mais garde une inspiration uniquement profane.
[18] Dès 467 Sidoine écrit à Philomathius, uir illustris, pour l’inciter à s’élever dans la carrière des honneurs (Ep.I, 3) ; ce même personnage est l’objet d’une lettre écrite en 469 depuis Lyon à Ériphius, son beau-fils, à propos d’une célébration religieuse près du tombeau de Saint Just (Ep.V, 17) : le ton badin de cette lettre laisse à penser qu’elle se situe avant la mort de Philomathia.
[19] La date du décès, (avant-hier), implique que Sidoine a improvisé sa lettre très rapidement : la contagion du deuil à tout l’entourage traduit la notoriété de la défunte et anticipe les manifestations qui se produiront lors des obsèques.
[20] Toutes ses vertus pourraient s’appliquer aussi bien à des matrones dans un milieu profane : voir à ce sujet J.Carcopino, La vie quotidienne à l’apogée de l’Empire, Paris, 1939, p.105 sq. Plus précisément, on trouvera des exemples profanes célébrant des vertus semblables et surtout la pudeur chez les Grecs (Anth.Pal.VII, 324 ; 337, etc.)  ou chez un Romain comme Martial (Ep. X, 63), etc.
[21] Sidoine a déjà attaqué encore plus violemment ce type de personnages la même année (Ep.III, 12, 1-2). Martial avait déjà évoqué ces professions pour se moquer de certains personnages dans ses Épigrammes (I, 30 et I, 47).
[22] Les Romains pratiquaient déjà ces deux modes d’obsèques avant l’apparition du christianisme : c’est ce qu’a rappelé e.g. John Scheid dans son cours sur « Le culte des morts dans l’Italie antique et dans les provinces septentrionales de l’Empire ».Le culte des morts montrait le défunt tantôt endormi, tantôt jouissant déjà d’une béatitude éternelle. Voir notamment F.Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, ch.V « Le repos des morts », Paris, 1966.
[23] Le terme grec adopté par le poète convient tout à fait à ce qui doit être gravé « sur le sépulcre ».
[24] « Ravie par un trépas rapide et cruel à ses cinq enfants, Dame Philomathia repose dans ce tombeau où l’ont déposée les mains de ses compagnons en pleurs ».
[25] Les termes hoc …sepulchro entourent ces indications comme le tombeau recouvre Philomathia.
[26] « Ô splendeur de ta race, honneur de ton mari, toi qui fut sage, chaste, gracieuse, sévère, douce et digne d’être écoutée par les vieillards eux-mêmes, tu as, grâce à l’amabilité de ton caractère, uni des choses qui passent d’ordinaires pour discordantes, car les compagnes de ta vie vertueuse furent une liberté tempérée par le sérieux et une réserve qui savait être spirituelle ».
[27] Les deux périphrases qui ouvrent le développement soulignent d’une part l’origine illustre de Philomathia, d’autre part l’éclat qu’elle a communiqué à son mari. Puis six adjectifs élogieux évoquent ses qualités : sagesse, chasteté, grâce, sévérité et douceur ; puis Sidoine reprend le thème de la jeunesse capable de surpasser la vieillesse-ce qui est un topos déjà utilisé chez Pline le Jeune et Prudence (cf.E.R.Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, 1956, p.177-178).En outre, la défunte a pour compagnes deux qualités personnifiées mises en valeur par l’emploi de l’oxymore « liberté sérieuse » et « réserve spirituelle ».
[28] Paris, BL, 1950.
[29] Douleur de l’époux (v.3-4), noblesse de l’ascendance de la défunte (v.5), veuvage d’Ausone (v.7sq.), jeunesse de sa femme  (v.22), énumération de ses qualités (notamment la gaîté, la chasteté, la sagesse), maternité. 
[30] C’est à la demande de Claudien (Ep. IV, 2) envoyée de Vienne fin 470 ou début 471 que Sidoine lui répond de Clermont en 471 (Ep.IV, 3) : dés le préambule, il s’excuse de son retard à répondre en plaçant les œuvres de son correspondant au-dessus des plus grands écrivains. Il ne tarit pas d’éloges sur Claudien d’abord  à propos du De statu animae en célébrant son éloquence sans pareille, ses connaissances des sciences philosophiques, puis sa culture dans les langues grecque et latine, aussi bien chez les auteurs profanes que chez les Pères de l’Église. Son Hymne est empreint de douceur, d’élévation, de charme. Sidoine conclut par un locus humilitatis propre au style épistolaire et qu’il exprime par une image : lui-même n’est qu’un filet d’eau par rapport au fleuve qu’est Claudien. Pour faire bonne mesure, il cite Virgile dans ses derniers mots. La même année, Sidoine écrit aussi à Nymphidius (Ep.V, 2) un éloge du même traité de Claudien en précisant qu’il comprend trois volumes et en soulignant à nouveau la science philosophique qu’il implique ainsi que la science des Muses dont il donne une explication rationnelle.
[31] Le verbe angit en tête de phrase montre la tristesse de Sidoine encore sous le choc de l’événement et annonce les développements sur le même sentiment à la fin de la lettre.
[32] Claudien était en outre réfléchi, savant, éloquent, ardent.
[33] Voir sur ce thème P.Courcelle, « Journal des savants », 1980, vol. I, p.85-101 : « La figure du philosophe d’après les écrivains latins de l’Antiquité ».
[34] Sur cette pratique courante dans l’éducation classique profane, voir G.François, « Declamatio et disputatio », in « Antiquité classique », 1963, vol.32, p.513-540. Nous avons là un témoignage précieux sur l’importance du clergé dans l’éducation gallo-romaine au V°s.
[35]Il s’agit surtout de la pratique de la charité dont les derniers aspects (assister les prisonniers, les affamés, les dépouillés de vêtement) pour obtenir la vie éternelle viennent en écho de l’Évangile de Matthieu (25, 35-46).
[36] En effet Claudien joue le rôle d’un évêque en tant que juge, administrateur des églises, réglant les affaires, gérant les propriétés, percevant les revenus, consacrant du temps aux lectures (des livres saints), interprétant l’Écriture et voyageant dans son diocèse.
[37] En citant Virgile qui fait allusion aux honneurs funèbres rendus par les Troyens à Misène (Énéide VI, 213), Sidoine rehausse l’hommage qu’il rend à Claudien. Cet exemple convient pour un défunt particulièrement cultivé.
[38] « Sous ce gazon gît le corps de Claudianus, la gloire et la douleur de son frère Mamertus ».
[39] C’est ici une variante de la formule traditionnelle « Hic iacet ».
[40] « En ce maître brilla une triple culture, la romaine, la grecque, la chrétienne ; il l’avait assimilée tout entière par des études solitaires, étant moine et dans la vigueur de son âge ».
[41] Nous avons là une preuve que la tradition classique et l’école monastique pouvaient encore sans opposition se compléter. Sur ces questions voir H.H.Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, 1948, Tome II, Le monde romain, ch. IX et X. La culture multiple de Claudien était déjà louée dans l’Épître IV, 3, 5-7.
[42] « Orateur, logicien, poète, exégète, géomètre et musicien, il excellait à résoudre les difficultés des problèmes et à pourfendre du glaive de la parole les sectes qui harcelaient la foi catholique ».
[43] Claudien remplit vis-à-vis des hérésies le même rôle que les évêques Patiens à Lyon (Ep.VI, 12, 4) et Basilius à Aix (Ep.VII, 6, 2).
[44] « Habile à soumettre les psaumes au rythme de la musique et à diriger les chœurs, il enseigna à des groupes qu’il avait formés à faire résonner leurs voix devant les autels, avec l’approbation admirative de son frère. Il régla pour les fêtes solennelles de l’année ce qu’il convenait d’y lire et le moment de la lecture ».
[45] On sait l’intérêt qu’un Augustin ou un Ambroise accordait à la musique au siècle précédent ; leur contemporain Paulin de Nole avait traduit notamment le Psaume 136 dans son Poème IX et se réjouissait de pouvoir chanter les Psaumes  avec Sévère et ses amis s’ils venaient le voir en Campanie (Ep.V, 15).
[46] « Il fut prêtre et appartenait au second ordre, soulageant son frère du fardeau de l’épiscopat : des fonctions de la vie épiscopale, ce dernier prit en effet les insignes et lui, fit le travail ».
[47] « Quant à toi, ami lecteur, qui t’affliges comme s’il ne restait rien d’un si grand homme, dispense tes joues humides de larmes d’arroser ce marbre : l’intelligence et la gloire ne peuvent être mises au tombeau ».
[48] Voir la note 8.
[49] On se reportera aux épitaphes 61 et 62 de l’Anthologie Palatine à propos de Platon. Les chrétiens reprendront la dualité corps et âme à propos des défunts (cf F.Cumont, op.cit., p.380sq.).
[50] Ce thème est encore largement utilisé par Ausone dans ses poèmes en mémoire de ses professeurs bordelais comme les rhéteurs Latinus Alcimus Aléthius (II, 32), Sédatus (XIX, 14) et tous ceux qui ont goûté l’hommage de ses vers (XXVI, 6).
[51] L’expression souligne l’union entre Claudien et Sidoine qui sont frères au sens religieux du terme, mais aussi par leur profonde amitié (cf. Ep.IV, 2, 2).
[52] Ce trait rejoint l’introduction en prose (§6 début) ; il rappelle aussi les larmes que verse encore Pline en écrivant à Caelestius Tiro l’éloge funèbre de Corellius Rufus (Ep.I, 12).
[53] Avec cette lettre et le poème qu’elle contient, Sidoine montre les relations qu’il entretient avec le clergé régulier : le destinataire, Volusianus, appartient en effet au monastère créé par le défunt à Saint Cirgues, au Nord-Ouest de Clermont ; Sidoine mentionne déjà ce frère dix ans plus tôt, en 467, dans une lettre à Lucontius (IV, 18, 2).Le défunt est connu aussi par les écrits de Grégoire de Tours (Vitae Patrum III et Hist.Franc.II, 21).
[54] En effet, devenu clerc, Sidoine avait fait profession de renoncer à la poésie (cf. Sidoine Apollinaire, Paris, BL, Tome II, 2°tir., 2003, p.XXXVI et XXXVII).
[55] Ce mètre convenait mieux que l’hendécasyllabe aux chants funèbres. Voir à ce sujet les Actes du colloque sur l’Élégie romaine tenu à Mulhouse en 1979, parus à Paris en 1980 ; P.Grimal dès l’Introduction écrit que « l’élégie romaine peut être funéraire » ; voir aussi J.Granarolo, p.28, à propos des distiques élégiaques que composa Catulle sur la mort de son frère (Poème 68, v.19-26).
[56] Victorius est comte d’Auvergne depuis 475 : voir aussi Ep.IV, 10, 2.
[57] Le fait d’assister un mourant est un motif courant d’épicède, comme on en trouve chez Stace ; à ce sujet, voir notre article « Stace et la rhétorique » Caesarodunum XIV bis, Paris, 1979, p.120.
[58] On retrouve là des thèmes traditionnels de l’éloge.
[59] Op.cit., p.xxv sq.
[60] L’apostrophe au défunt figure souvent dans les chants funèbres comme les Parentalia d’Ausone en offrent maint exemple. Par ailleurs, le martyre d’Abraham lui permet d’accéder directement au Royaume (des cieux) ; Voir sur ce thème H.Delehaye « Sanctus », Essai sur le culte des Saints dans l’Antiquité, Bruxelles, 1927.
[61] « Abraham, toi qui as mérité d’être associé à la compagnie des saints patrons, que je ne craindrais pas d’appeler tes collègues (car s’ils te précèdent, tu les suis toi-même de près), la part que tu as prise au martyre te donne une part du royaume des cieux ».
[62] « Déjà des milliers d’habitants du saint Paradis se pressent autour de toi ; déjà Abraham, un pèlerin comme toi, te garde auprès de lui ; déjà tu entres dans ta patrie (mais cette patrie d’où Adam fut déchu) ; déjà tu peux aller jusqu’à la source de ton fleuve ».
[63] Le fait de retrouver ses pairs dans un au-delà de bienheureux se retrouve e.g. dans l’épicède de Stace sur la mort de son père (Silves V, 3, 284sq.) etc. Sur ce thème christianisé, voir F.Cumont, op.cit., p.386 sq. : l’auteur précise encore que l’âme des martyrs entrait directement au Paradis sans attendre la Résurrection (p.483).
[64] Le départ d’Abraham de sa patrie ouvre le ch.XII de la Genèse, le Paradis est évoqué avec la mention de l’Euphrate au ch.II, 14 ; le renvoi d’Adam au ch.III, 23-24.
[65] « Né sur les bords de l’Euphrate, tu enduras pour le Christ la prison et les chaînes que rendit trop lâches une faim de cinq années ; échappé au roi cruel du royaume de Suse, tu te hâtes seul vers les terres de l’Occident ».
[66] « Mais des signes de ses vertus accompagnent le confesseur de la foi et, tout fugitif que tu sois, tu mets en fuite les esprits du mal. Partout où tu passes, la foule des lémures s’écrie qu’elle capitule et c’est l’exilé que tu es qui ordonnes aux démons d’aller en exil ».
[67] Voir notre article « Parcours et vertus de saint Martin dans la Vita et les Epistulae de Sulpice Sévère » in Rursus, 3, 2008. D’une manière générale, voir H.Delehaye, Les origines du culte des martyrs, 2°éd.Bruxelles, 1933, p.118-124.
[68] « Tu es recherché par tous et pourtant aucun sentiment d’ambition n’a prise sur toi : c’est qu’un honneur plus lourd t’a été réservé ».
[69] Peut-être que Sidoine a aussi en mémoire la traduction de la Vie d’Apollonios de Tyane qu’il avait faite en prison peu de temps avant pour son ami Léon et qui relatait aussi les voyages et les prodiges qu’on attribuait à ce héros (Ep.VIII, 3).
[70] « Tu fuis les vacarmes de Rome et de Byzance et les remparts mis en pièces par Titus le sagittaire. Ni les murs d’Alexandre ni ceux d’Antiochus ne te retiennent et tu dédaignes les toits carthaginois de la maison d’Élissa. Tu méprises les contrées populeuses de la marécageuse Ravenne et celles qui tirent leur nom d’un porc couvert de laine. »
[71]  Sur la prise de Jérusalem par Titus, voir Suétone, Titus 5.
[72] I, 367 ; IV, 335.
[73] On aurait trouvé au centre de la ville (medio) un porc couvert de laine (sus lanea) : cf. Isidore, Orig.XV, 1.
[74] Voir à ce sujet M.Simon, La civilisation de l’Antiquité et le Christianisme, Paris, 1972, « Index documentaire ».
[75]«  C’est ce coin de terre où tu reposes qui te plaît, ainsi que ta retraite pauvrette et cette cabane dont le faîte est fait d’une couverture de chaume. C’est là que tu construis toi-même à Dieu un temple vénérable, toi qui avais auparavant fait de ton corps un temple pour Dieu. »
[76] On trouvera notamment les traits caractéristiques de l’idéal monacal chez M.Testard, Chrétiens latins des premiers siècles, Paris, 1981, p.68-69. Nombre d’autres moines sont mentionnés dans l’œuvre de Sidoine ; s’il nomme le plus souvent ceux de Grigny et de Lérins, qui mènent alors une vie de cénobites, on constate déjà dans le Carmen XVI adressé à Faustus, la vie d’anachorète qu’il mena avant de rejoindre Lérins et notamment les lieux particulièrement inhospitaliers qu’il habita alors (v.91-98).
[77]Éphés.2, 20- 22.
[78] « Ici s’est terminé le cours de ta vie et de ta route : reste la double couronne qu’ont méritée tes peines ».
[79] À ce sujet, voir F.Cumont, Op.cit. , p.482-483, qui rappelle les origines profanes de l’image et sa fortune chez les écrivains chrétiens.
[80] Le premier terme évoque des liens sentimentaux, mais aussi religieux ; le second réaffirme « la loi de l’amitié » qui avait justifié la demande de Volusianus ; le troisième reprend le thème bien connu de la militia Christi dans laquelle Sidoine et son correspondant sont engagés ; voir à ce sujet e.g.M.Testard, Op.cit., p.84-85.
[81] Sidoine évoque plusieurs fois le monastère de Lérins fondé au début du siècle : dès 464-5 il évoque la vie ascétique qu’y mena Faustus en tant qu’abbé et cite, outre le fondateur Honorat,  plusieurs autres personnages éminents qui y séjournèrent, notamment Caprasius qui s’associa à Honorat pour établir la règle à observer (Carmen XVI, 104-115) ; il fait encore une gloire à Faustus en 476 d’avoir connu là-bas « la rigueur de l’ancienne discipline (Ep.IX, 3, 4). Le monastère de Grigny se trouvait près de Vienne non loin de la basilique du martyr saint Ferréol .
[82] Ce qui va de pair avec le cursus suivi par deux autres évêques comme Faustus de Riez et Loup de Troyes.